Les notices et extraits qui figurent sur cette page* ont été publiés dans :

Anne Castaing (Ed.), 2005, Ragmala - Les littératures en langues indiennes traduites en français - Anthologie, Paris,

L'Asiathèque - Langues et mondes.

 

* Sauf V.M. Basheer, B. Halder, O.V. Vijayan

 

Vaikom Muhammad Basheer

 Vaikom Muhammad Basheer (1908-1994) est né à Vaikom, au Kerala (côte sud-ouest de l'Inde). À l'adolescence, il s'échappe de chez ses parents afin de participer au mouvement de lutte pour l'Indépendance de l'Inde. Il connaît la prison pour ses positions et activités politiques, puis passe de nombreuses années à voyager à travers toute l'Inde, côtoyant sages hindous et mystiques soufis. Il est l'un des écrivains les plus importants de la littérature malayalam contemporaine. Et l'auteur de très nombreuses nouvelles et plusieurs romans courts. Le gouvernement indien lui a attribué le prestigieux prix Padmashri en 1982.

 

Oeuvres traduites en français :

Grand-père avait un éléphant, traduit du malayalam par Dominique Vitalyos, Paris, Zulma.

Les murs et autres histoires (d'amour), traduit du malayalam, Paris, Zulma.

 

Grand-père avait un éléphant, traduit du malayalam par Dominique Vitalyos, Paris, Zulma.

 

Pattoumma va sur ses vingt ans. Elle est en âge de se marier. Pas si simple quand on est la fille d'une riche famille musulmane du Kerala. Elle dont le grand-père avait un éléphant ! Le lui a-t-on suffisamment seriné ! Couverte de bijoux, elle reçoit les sœurs et mères de ses prétendants. Mais personne n'est assez bien pour elle - si l'on en croit sa mère...

Son père, hélas, se voit soudain ruiné. Les bijoux sont vendus. La famille est contrainte de déménager. Les prétendants disparaissent, les courtisans du père aussi, et son orgueilleuse mère perd l'espoir de trouver pour sa fille un parti digne du prestige de l'aïeul à l'éléphant. Aigrie, elle mène une vie impossible à son époux et à sa fille. C'est alors que Pattoumma rencontre Nisar Ahmad, jeune musulman de la ville venu s'installer à côté de chez eux. Et sans se l'avouer, elle en tombe amoureuse. Le jeune homme est pauvre, certes, mais cultivé, et a l'esprit libre. Touché par la grâce de la jeune fille, Nisar Ahmad la convainc d'apprendre à lire et à écrire. Et finit par l'épouser.

Grand-Père avait un éléphant est un des plus longs textes de Basheer. Sous des dehors rieurs, se lit un véritable traité d'éducation à l'usage de ses coreligionnaires : une foi dégagée des superstitions et des perversités de la coutume, l'éducation scolaire pour tous, l'hygiène, l'abandon des préjugés de classe et du traitement de la femme comme un sous-être...

 

Extrait:

 

Ainsi parée, elle ne faisait que rester assise. Elle mangeait sans appétit. Allongée, elle ne trouvait pas le sommeil. Par les nuits de lune, elle se tenait debout dans la cour intérieure de la grande maison, une vague tristesse au coeur. Kounnioupattoumma n'en saisissait pas la cause. Elle possédait tout ce dont elle avait besoin. Alors, elle levait les yeux vers le ciel couvert d'étoiles et tentait de sourire. Sa mère l'appelait de l'intérieur. Elle ne devait pas rester debout dehors. Si quelqu'un la voyait ! - Qu'est-ce qu'il y a dans le ciel, Oumma? - Des ifrites, des djinns, des diables ! Les être invisibles qui parcourent le ciel pourraient l'apercevoir! Le ciel n'est pas vide, contrairement à ce qu'il paraissait. toutes sortes de créatures le traversaient, anges et démons, sans compter ce vaurien d'Iblis. En voyant Pattoumma, certains d'entre eux auraient pu concevoir le désir de la posséder. Elle rentrait à la maison. Ce n'était pas qu'elle eût d'objection à être vue par les hommes, les anges, les djiins ou autre créature. Mais elle était une femme musulmane, alors...

 

 

Les murs et autres histoires (d'amour), traduit du malayalam, Paris, Zulma.

 

Mangalam Shubam ! Que le bonheur vous sourie ! C’est ainsi que Basheer ponctue ses histoires, facétieuses et riches d’enseignements. Et pour leur donner une saveur plus épicée, il n’hésite pas à puiser dans sa vie de militant et de nomade. Dans les Murs, par exemple, il profite de son séjour en prison à Trivandrum, capitale du Kerala, pour prendre à son compte une histoire d’amour née de la séparation qu’impose un mur entre les hommes et les femmes. La poésie naît d’une odeur de femme, et de l’imagination débordante du prisonnier. Cocasses négociations conjugales, peurs ancestrales tutoyant parfois le fantastique, toute situation est bonne pour l’écrivain qui brosse ici un saisissant portrait de la société indienne. Tour à tour sage et loufoque, curieux comme un beau diable, toujours bienveillant même quand il est ironique, Basheer charme la réalité comme on fait danser les serpents : par la seule musique de sa prose simple et magique.

 

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Mahashveta Devi

 

L’œuvre de Mahasweta Devi occupe une des premières places dans la littérature de l’après-indépendance. Appartenant à la génération de Sunil Ganguli (1934-), Shirshendu Mukhopadhyay (1935-) ou Moti Nandi (1933-), écrivains qui se sont détachés de l’influence de Rabindranath Tagore et dont les écrits ont un aspect plus personnel, individualiste, ou introspectif que ceux de la génération précédente, celle de Bibhutibhusan Banerji, Manik Banerji ou Tarashankar Banerji, elle s’est en effet créé une place à part en réussissant à accomplir une symbiose entre art et action.

Mahasweta Devi est née le 14 janvier 1926 à Dacca, capitale de l’actuel Bangladesh, dans une famille de lettrés et d’artistes. Son cousin, Ritwik Ghatak, contemporain de Satyajit Ray, est un des cinéastes les plus respectés du Bengale. Après des études d’anglais, elle exerce divers métiers allant du commerce de savons à l’emploi aux P&T indiennes. Ce dernier emploi lui sera retiré en raison de ses liens avec le Parti Communiste indien, dont elle s’éloignera plus tard. Elle sera ensuite pendant assez longtemps enseignante d'anglais dans un petit college de Calcutta.

Son premier ouvrage, Jhansir Rani, parait en 1956. Cette biographie de la Rani de Jhansi s’appuie sur de méticuleuses recherches historiques. En dix ans, de 1956 à 1965, elle écrit et publie une vingtaine de titres de fiction, romans ou nouvelles, ou écrits pour enfants.

De 1966 à 1975, elle ne publie que neuf ouvrages parmi lesquels on peut trouver plusieurs œuvres majeures dont son roman le plus célèbre, Hajar Churasir Ma (1974), traduit en français sous le titre la Mère du 1084. L’histoire dépeint l’éveil de la conscience d’une femme dont le fils a été tué lors de la répression policière du mouvement naxalite, mouvement révolutionnaire d’inspiration maoiste. L’auteur y dénonce l’hypocrisie de la bourgeoisie. Dans tous ses écrits de cette période, on peut trouver le même désir d’être un témoin de l’histoire et de sa propre époque.

A partir du milieu des années 70, elle prend ses distances vis-à-vis de son milieu d’origine, la classe moyenne urbaine de Calcutta. Cette période marque un tournant dans sa carrière d’écrivain puisqu’elle s’intéresse de plus en plus aux opprimés de la société indienne et en particulier aux tribus autochtones. Dans Aranyer Adhikar, qui lui vaudra un prix de la Sahitya Academi en 1979, elle décrit la révolte des Mundas contre les Britanniques à la fin du XIXe siècle.

Dans toute son œuvre, on retrouve cette préoccupation constante pour tous ceux qui sont exploités, asservis et victimes d’injustices mais qui élèvent leur voix contre leur condition. Ses nouvelles ou romans subséquents sont dans cette veine engagée, toutefois sans marquage politique puisqu’elle considère que “ toute politique est inefficace et incapable de fournir quoi que ce soit aux exploités. ” Elle a publié à ce jour une soixantaine de romans et recueils de nouvelles depuis Aranyer Adhikar. Parmi ces écrits parus après 76, nous pouvons noter Agnigarbha (1978), Noirite Megh (1979) Chotti Munda ebong Tar Tir (1982), Daulati (1985).

Mahasweta Devi s’attache à mettre en valeur ces voix solitaires qui sont ignorées par les livres d’histoire et les médias. Elle est aussi franche et directe dans ses écrits qu’elle peut l’être dans la vie et n’utilise pas le langage ornementé apprécié d’ordinaire dans la littérature bengalie mais au contraire une langue directe, voire crue et par là d’autant plus puissante. La précision de ses comptes rendus “ à plat ” lui permet d’exposer avec une force certaine les tensions sociales inter-castes et la violence des rapports dominants-dominés : castes supérieures/ tribaux, hommes/ femmes. L’importance de la révolte, qu’elle soit collective ou individuelle, est un thème majeur chez elle, dès lors qu’il s’accompagne d’une réelle prise de conscience de l’exploitation subie, mais c’est aux individus isolés que Mahasweta choisit de donner la priorité.

Femme de conviction et de terrain, elle partage son temps entre l’action militante et l’écriture, les deux activités étant chez elle étroitement liées. La littérature ne semble plus suffire à son besoin d’informer un vaste public sur les luttes des tribaux et des pauvres. Reporter, rédactrice en chef d’un magazine, Bortika, devenu un forum d’expression des classes marginalisées et des travailleurs sociaux, elle dirige également un centre de ressources pour les personnes en détresse.

Cet engagement sans concession a été reconnu puisque Mahasweta a reçu de nombreux prix rendant hommage à son travail d’écrivain comme à son action militante.

Marielle MORIN, CEIAS

Extraits de La mère du 1084

Bibliographie

 Œuvres traduites en français :

• « La chasse », nouvelle parue dans Europe consacré aux littératures de l’Inde, traduction de Marielle Morin, avec la collaboration de Kanchana Mukhopadhyay et Pierre Lartigue

• La Mère du 1084, Actes Sud, 2001. Traduction de Marielle Morin

• « Des Enfants », anthologie des Belles Etrangères, 2002, CNL et Editions Picquier. Traduction de Marielle Morin.

Œuvres traduites en anglais :

• Breast Stories. Seagull, Calcutta, 1997.

• Five Plays. Seagull, 1986, 1997

• Etoyaa Munda Won the Battle. N.B.T., 1989

• Ek-kori's Dream. N.B.T., 1976

• Basai Tudu. Thema, Calcutta, 1993.

• Imaginary Maps. Thema, Calcutta, 1993

• Mother of 1084. Seagull, Calcutta, 1997

• Rudali: From Fiction to Performance. Seagull, Calcutta, 1997

• Dust on the Road: The activist writings of Mahasweta Devi.Seagull, Calcutta.

• Bitter Soil. Seagull, Calcutta, 1998. • Our Non-veg cow and other stories Seagull, Calcutta, 1998.

• The Armenian Champa tree Seagull, Calcutta, 1998.

• Old Women Seagull, Calcutta, 1999.

• Titu Mir Seagull, Calcutta, 2000.

• The Queen of Jhansi Seagull, Calcutta, 2000.

• Till Death Do Us Part Seagull, Calcutta, 2000.

• Chotti Munda and His Arrow Seagull, Calcutta, 2002.

• The Book of the Hunter Seagull, Calcutta, 2002.

 

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Baby Halder

La voix de Baby Halder est de celles qu’habituellement l’on n’entend pas. C’est son histoire qu’elle écrit, et le fait même de la mettre en mots est un triomphe sur la pauvreté, la violence et les souffrances qu’elle a subies. Née en Inde dans un village du Jammu, abandonnée par sa mère quand elle était petite, mariée à douze ans à un homme qui avait près du double de son âge, mère de famille à quatorze ans, elle s’enfuit à Delhi avec ses deux enfants pour échapper à la violence de son mari. Devenue domestique chez de riches citadins, son destin bascule lorsqu’elle travaille chez un professeur à la retraite, le petit-fils de Premchand, auteur renommé de langue hindi et urdu. C’est lui qui va l’encourager à lire, puis à écrire sa vie. Aujourd’hui, son livre est un best-seller en Inde, et elle en prépare un second. « Je ne comprends pas pourquoi le récit de ma vie fait tellement sensation, dit Baby Halder. Elle est si ordinaire. » Et c’est vrai : l’histoire que raconte Baby Halder est celle de milliers de jeunes femmes en Inde. Ce qui la rend moins ordinaire, c’est la lutte obstinée qu’elle a menée contre la condition qui lui était imposée. Son livre est une leçon de courage et de survie, et sa voix mérite d’être entendue.

 

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Jainendra Kumar (1904 - 1988)

Jainendra Kumar est un gandhien comme Premchand, engagé lui aussi, dans l’Association Panindienne des Ecrivains Progressistes et lauréat de la prestigieuse décoration Padmabhushan. Son premier roman, Parakh, “L’examen de conscience” (1929), met en scène une veuve enfant, Katto, qui tombe amoureuse de son professeur. Celui-ci doit être marié à la sœur de son meilleur ami Bihru, lequel fait pression sur Katto pour qu’elle se résigne à suivre son devoir, et finalement tombe lui-même amoureux de Katto. Le roman s’achève sur le double renoncement de Katto et de Bihru qui transcendent leurs amours impossibles dans une vie spirituelle dont ils se sont donné l’un à l’autre les moyens. Ce qui distingue ce premier roman est ce qu’on serait tenté d’appeler la minimalité: la rareté des personnages, des descriptions, des “effets de réel” contraste particulièrement avec le grouillant univers romanesque de Premchand. Presque tout se passe dans l’espace banal de la maison, mais une maison épurée, dépourvue de l’habituel grouillement de personnages secondaires et de sous-intrigues. Un espace racinien, pratiquement sans suspens ni péripéties annexes, où chacun évolue avec une marge de liberté quasi nulle. Elle serait nulle en fait si chacun n’avait la possibilité d’accepter (et donc de refuser) intérieurement son destin, et tout le travail de réforme intérieure qu’engage cette acceptation s’élabore dans les dialogues.

Sunita, second roman de Jainendra, et qui connut un succès polémique foudroyant en 1932, est centré sur une configuration actancielle plus réduite encore puisqu’on n’a plus que le couple Sunita et son mari, avocat, en face d’Hariprasann le peintre abstrait, nationaliste révolutionnaire, qui s’éprend de la jeune femme tout en l’ouvrant aux préoccupations politiques et sociales durant les longs loisirs que lui laissent la profession et les ambitions de son mari. Là encore c’est la maison, espace de réclusion, à la fois bourgeoise et traditionnelle, qui est le lieu d’une culture du moi désormais spécifique de Jainendra. Le révolutionnaire dont s’éprend peu à peu Sunita est aussi un artiste et sert explicitement de porte-parole à l’auteur quand il fait de la jeune femme son inspiratrice et la convainc de renoncer avec lui à l’accomplissement de leur amour pour trouver dans la réalisation intérieure la richesse que la société n’est pas en mesure de leur donner. Si ce roman, comme le précédent, propose une intrigue dépouillée de toute péripétie secondaire, de tout éclat comme de tout retournement spectaculaire, il contient toutefois une scène d’une crudité extraordinaire pour l’époque et qui en fit la dimension polémique: l’héroïne, consciente du désir de son hôte, se dévêt entièrement et s’offre à lui, dans une indifférence totale aux normes qui règlent sa propre société. Lui refuse ce don, et tout le reste du roman, largement dialogué, consiste en une justification de ce refus, et une apologie du renoncement.

On a souvent comparé ce roman à Dâdâ Kâmred (Camarade Dada, 1941) de Yashpall, révolutionnaire marxiste, et donc nettement distinct du courant gandhien dominant à l’époque . Mais la diversité des personnages, la division de l’intérêt romanesque --histoire d’amour, histoire politique, débat sur l’efficacité des stratégies non-violentes-- et la simplicité de la psychologie chez Yashpal s’opposent radicalement à l’écriture de Jainendra.

L’obsession du renoncement, qui court à travers toute l’œuvre de Jainendra jusqu’à son dernier roman Dashark (1985) loin d’évoquer la résignation -- Jainendra épouse la non-violence de Gandhi et est emprisonné par trois fois (en 1923, 1930, 1933) -- consonne avec les principes exposés par Gandhi dans son autobiographie spirituelle My experiments with truth. Par transformation de soi, Jainendra entend explicitement la rupture avec une certaine conception de l’individu enfermé dans les limites de sa subjectivité et de sa position, limites et fermeture accusées par l’éducation occidentale, l’ambition sociale, la rationalité. l’aventure intérieure, dont la passion amoureuse est le lieu d’élection, constitue pour lui le mode de transcendance des limitations de l’individu et du déterminisme des rapports de force, capable de faire accéder à “l’infini dans le fini” (Sunita).

L’expression littéraire que prend cette expérience des limites, où l’objet du désir se soustrait indéfiniment à son atteinte et où les protagonistes élaborent par le dialogue un mode de communion sublimée, s’enracine sans aucun doute dans la culture jain de l’auteur, qui fait du renoncement au monde l’accomplissement suprême. Enchaîner ainsi le stade de la libération (moksha) par le renoncement total au monde (sanyâs) sur les stades de la formation, puis de la vie du maître de maison et de l’ermite, est par ailleurs classique dans la tradition hindoue des stades de la vie: le trajet typique de la vie représente une inscription concrète des quatre buts de l’homme, les purushartha, que sont le désir, kâma, la prospérité matérielle, artha, l’ordre cosmique, dharma et la libération, moksha, et c’est cette dernière qui coiffe la pyramide.

Bien que l’œuvre de Jainendra soit à la croisée de toutes ces influences, elle en est en même temps entièrement distincte. La liberté extraordinaire avec laquelle l’auteur renvoie dos à dos le moralisme traditionnel indien, la condamnation du sexe hors mariage, et le laxisme des sociétés occidentales n’a d’égale que son indifférence totale vis à vis de l’institution littéraire. C’est aussi sans doute le seul de sa génération a avoir osé exprimer son peu d’intérêt littéraire pour Premchand ou Tagore, comme pour Tolstoï et Gorki, véritables monstres sacrés pour sa génération. A Tolstoï, comme à Aurobindo, autre figure dominante de l’époque, il reproche sa démarche intellectuelle, responsable selon lui de l’échec à réaliser l’amour ou la vérité ultime, alors qu’il trouve chez Dostoïevski l’intensité émotionnelle capable de transcender la morale sociale et de donner accès à une vision intégrée de l’amour et de la société, à l’homme intégral. C’est aussi sur ces critères qu’il oppose l’intellectualisme étriqué de Vinobha Bhave, héritier auto-proclamé de Gandhi, à la puissance intégrative de Gandhi. Par intégration et intégral, qu’il oppose aussi bien à l’intellectualisme qu’à la morale sociale, Jainendra entend l’intégration totale de la pensée dans l’action et de l’action dans la pensée, capacité qu’il saisit à un degré supérieur chez Gandhi comme chez Dostoïevski. De l’intégralité dépendent l’unité de soi et le naturel, de l’unité de soi et du naturel, la possibilité de la communication et du vivre ensemble. Il n’est donc pire danger pour un écrivain que ce qui entrave le naturel et l’adéquation de la pensée au style, qui est l’agir de l’écrivain: l’écriture dans sa matérialité, il l’évalue comme un écran entre l’émotion directe et son expression. De fait, il n’a jamais, après son premier roman, composé qu’en dictant. Il n’a donc, constate-t-il, pratiquement pas écrit.

 L’artiste intégral est pour lui celui qui parvient à éviter le danger de l’idéalisme, la fixation sur l’abstrait, qu’il s’agisse d’essentialiser la morale sociale ou sa négation qu’est la société marchande, ou encore ses contrepoids que représentent les cultures sectaires: autant d’alternatives qui n’aboutissent qu’à la mauvaise littérature. L’artiste authentique est celui qui remplace les réponses de la pensée par le questionnement et la découverte de solutions nécessairement idiosyncratiques, nécessairement novatrices. Et donc, en art, les bons questionnements ont toujours quelque chose d’expérimental, de risqué, et toujours pour base la fidélité rigoureuse à la perception de l’émotion non médiée par des reformulations académiques, commerciales ou idéologiques.

A. Montaut

 

Textes traduits

Nouvelle :

Patnî. (Epouse, traduit du hindi par Nicole Balbir de Tugny) dans Les Bienheureuses. La femme d’un militant nationaliste le sert fidèlement malgré les dangers et les vicissitudes qu’entraîne la situation.

Un amour sans mesure (Tyâg Patr), traduit du hindi par Annie Montaut (Gallimard, Connaissance de l’Orient)

 Un amour sans mesure est l’autobiographie d’un vieux magistrat, qui raconte sa vie à la première personne, de l'enfance à la fin de sa brillante carrière, à laquelle il met brutalement un terme par la lettre de démission qui donne son titre au roman. Mais le terme tyâg signifie aussi « renoncement » et le prologue signale qu’il s’agit d’un manuscrit laissé par un ermite vivant sur les bords du Gange.

Les divers épisodes de cette autobiographie tournent tous autour de la jeune tante du héros. A peine plus âgée que le héros Pramod, cette femme est en effet d'autant plus au centre de l’œuvre que c'est son souvenir qui « frappe d'amertume » et d'inanité tous les succès professionnels et sociaux, et détermine finalement la démission du juge et sa reconversion en renonçant. C'est par ailleurs le lien unissant ces deux personnages qui est livré dès le premier chapitre à une réinterprétation et à une élaboration secondaire dont l'aboutissement est d'une part la décision de démission, d'autre part la découverte de l'écriture romanesque, avec l’autobiographie qui explique sa décision de renoncement.

Tous les épisodes sont présentés dans un ordre strictement séquentiel : enfance paradisiaque fondée sur la relation privilégiée avec la jeune Bua au premier chapitre, qui se clôt sur le départ de la jeune fille, mariée précipitamment par la mère du narrateur pour mettre fin à un flirt avec le frère d'une camarade de classe ; retour de Bua au bout de quatre jours dans sa belle famille, et semi-confidences à Pramod sur le triste sort qui lui est fait là-bas (chapitre 2) ; seconde visite inattendue au bout de huit mois de la jeune femme (brimée et battue), reprise de force par le mari, réapparition de son ancien flirt, vertueusement chassé, nouvelles confidences à Pramod, nouvelles protestations de sa part et projets enfantins de la ramener à lui et de la sauver (chapitre 3). Bua ne reviendra plus dans la maison familiale, et c'est Pramod qui part alors sporadiquement à sa recherche, dans les temps morts de sa vie d'étudiant, prenant conscience avec effroi, révolte et pitié, de la chute de plus en plus dramatique de sa tante. Lors de sa première visite, il découvre une femme répudiée par son mari, et vivant illégitimement dans la dernière pauvreté avec un charbonnier dont elle attend un enfant : Bua se répand en justifications dharmiques sur le devoir de fidélité qui l'attache à cet homme dont elle sait qu'il ne va pas tarder à la quitter (chapitres 5 et 6). Leur seconde rencontre, alors que Pramod ignore tout d'elle à l'exception de la mort de son enfant et de son abandon par le charbonnier, a lieu par hasard dans la famille de sa future épouse, où elle est préceptrice -- il a enfin consenti à se marier. Pour des raisons d'allégeance à la norme sociale de la décence, dont elle s'estime faillie et dont elle maintient avec constance la légitimité, elle n'accepte pas l'invitation au mariage prochain de son neveu. Le projet de mariage avorte (chapitre 7). La dernière visite a lieu à la suite d'une longue lettre de Bua à Pramod, où elle lui décrit sa situation, misérable, et ses besoins financiers, modestes. Il la découvre en effet malade, survivant à grand peine grâce à la charité de ceux qui l'entourent, tous appartenant à la “lie de la société”. Il fait un dernier effort pour l'arracher à sa misérable existence et l'emmener chez lui, proposition qu'encore une fois elle refuse, se sentant indigne de toute réinsertion dans une société dont elle est déchue. Il la quitte en lui laissant, assez mesquinement, un maigre pécule à ne pas gaspiller (chapitre 8 : extrait 2).

Mais avant cette ultime entrevue, Pramod a un rêve étrange et pénétrant : Bua s'immerge dans l'océan, refusant de rejoindre la terre et de saisir la corde qu'il lui tend, expliquant qu'une fois aventurée dans le grand large, il n'est pas de retour possible (extrait 1). Le dénouement est rapide : le narrateur rédige sa lettre de démission et fait le jour même vœu de pauvreté avant de se retirer à Haridvar (épilogue).

Extraits de Un amour sans mesure

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Anantha Murty

Le professeur Anantha Murthy, qui a anseigné la littérature anglaise à l’Université de Mysore de 1970 à 1992, est né en 1932 à Melige, village du Karnataka, dans une famille de brahmanes tout à fait orthodoxes et observants (il a commencé sa scolarité dans une école traditionnelle sanskrite), milieu dont il a très tôt rejeté les croyances et surtout les observances et le ritualisme qui lui paraissaient enfermer l’être humain dans un carcan aussi bien social que moral et spirituel stérilisant. Etroitesse d’esprit, peur du monde réel et intolérance (passive sans doute, mais effective) qu’il n’a jamais cessé de combattre dans son œuvre littéraire comme dans son enseignement et son activité sociale et politique (au sens large de ce mot). Il est intéressant à cet égard de noter que l’édition de poche indienne de son roman Samskara porte en épigraphe, depuis le tirage de 1977, quelques phrases de V.S. Naipaul qui sont une condamnation féroce de la société traditionnelle hindoue («… a barbaric civilization…the civilization they have inherited has long gone sour, living instinctive lives, crippled by rules…they make up a society without a head. »).

Ce roman tout à fait remarquable (paru en 1965) est précisément une condamnation de l’étroitesse rituelle brahmanique et un appel à la liberté de vivre. Le tableau sans pitié qui y est fait d’un village de brahmanes, un agrahara – c’était le milieu même où il était né - avait d’ailleurs provoqué la colère des milieux brahmaniques orthodoxes qui tentèrent même de faire interdire le beau film qui en avait été tiré en 1970. Le héros du livre, pieux brahmane, officiant et guide spirituel de sa communauté, réalise à l’occasion d’une crise causée par une mort inattendue qu’il n’avait jusqu’alors pas vraiment vécu. Il était prisonnier d’une tradition créée par d’autres, alors que « seule la forme que nous forgeons au fond de nous-même est indiscutablement la nôtre ». Découvrant enfin la réalité du monde – de la chair, de la société réelle --, il échappera au « nœud inextricable du dharma », de la loi stérilisante posée par les autres, pour « se reconstruire en toute lucidité ». C’est l’expérience vécue qu’il a après avoir – enfin – connu, passé une nuit, avec une « vraie » femme qui sera le point de départ d’une errance transformante qui fera de lui un être nouveau : « Jusque là il n’avait pas vécu; à ne faire que ce qui était convenable, à chanter toujours les mêmes vieux mantras, il était resté sans expérience. L’expérience, c’est le risque, le combat ; une chose que l’on n’a jamais faite, une rencontre dans l’obscurité de la jungle. Auparavant, il pensait que l’expérience, c’était la réalisation de ce que l’on désirait, mais maintenant il lui semblait que c’était le non-vu, l’imprévisible,qui faisait irruption dans notre vie (comme les seins de Chandri). Naranappa avait-il été touché par Dieu, dans la nuit, à l’improviste, comme lui avait été touché par le contact de cette femme ? » On le voit ainsi , après cette expérience et une errance dans la forêt, à la découverte des hommes et du monde, être, à la fin du livre, « dans l’attente anxieuse, dans l’espoir… » : celui de devenir enfin un être nouveau, libre.

Dans un autre roman, Avasthe (traduit en anglais sous le même titre), Anantha Murthy dénonce la corruption de la vie politique en Inde. L’attention qu’il porte aux questions sociales et politiques, son engagement dans ces problèmes, ressort de sa participation à la direction de nombre d’institutions publiques ou privées et du fait qu’il est secrétaire général du Karnataka Unit de la People’s Civil Liberties Union indienne, comme aussi des nombreux articles qu’il a écrits et des conférences qu’il a faites en Inde et à l’étranger - où il a d’ailleurs enseigné dans plusieurs universités. Il est depuis 1998 président de l’Indian Institute of Social Sciences. Il a présidé pendant trois ans la Sahitya Akademi et a été Vice-Chancellor de l’Université Mahatma Gandhi de Kottayam. U.R. Anantha Murthy est sans doute aujourd’hui le principal et le plus remarquable écrivain de langue kannada. Il en est le plus connu. Il est en dialogue constant avec d’autres écrivains de sa région soucieux comme lui de l’avenir du Karnataka, de sa langue et de sa culture, thèmes qui sont ceux de la revue en langue kannada Rujuvathu, dont il assure la direction.

Anne-Cécile Padoux

 

Samskara, traduction par Anne-Cécile Padoux, Paris, L'Harmattan, 1985.

 

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Nagarjun (1911 - 1992)

Nagarjun est le nom de plume (emprunté au célèbre logicien bouddhiste Nagarjuna) de Vaidyanâth Mishra, né au Bihar dans le district de Darbhanga. Parfaitement cultivé dans les grandes langues littéraires de la région (sanscrit, persan, bengali), traducteur en hindi du grand poète sanscrit Kalidasa (Meghadûta, Le nuage messager) et de la Gita Govinda de Jayadev ainsi que du poète mystique bengali Vidyapati, il consacra une partie considérable de sa vie à sillonner la région à pieds, comme les bardes itinérants du temps de Kabir. D’où son second nom de plume, Yatri, « le voyageur », quand il s’exprime en maithili (parler oriental considéré comme un dialecte du hindi mais en réalité langue à part entière et d’ancienne tradition écrite et littéraire), le plus souvent en poésie : L’Arbre sans feuilles (patrahîn gacch), Les poissons du lac (Tâlâb ke macchliyo), il fut aussi un romancier et poète prolifique en hindi standard. Ses poèmes reflètent un engagement militant et rebelle, souvent ironique (extrait 3) : Famine (Âkal), Nous avons vu une révolution pourrie (Kichrî viplâv dekhâ hamne). Ses romans hindi (Balcânâmâ, Bâbâ Batesarnâth, Nae paudh) constituent aussi un vibrant plaidoyer contre l’exploitation des paysans pauvres par la classe des latifundiaires, fortement ancré dans les réalités sociales et culturelles du Bihar, mais la fraîcheur et l’ironie du style les différencie des autres romans « régionalistes » progressistes (voir notice Premchand) qui abondent dans la période. Des œuvres comme Imartiyâ, Ugratârâ, sur les basses classes en milieu urbain, constituent à la fois des documents ethnographiques et des œuvres littéraires hautement spécifiques, dont le style, toujours caractérisé par une vivacité et une oralisation qui ont pu le faire rattacher à la tradition des conteurs, est en même temps une transposition littéraire très écrite (lyrisme empruntant à un registre lexical souvent recherché).

Nae paudh, Une nouvelle génération (littéralement : pousse, plante), reflète l’optimisme des années nehruviennes et la foi dans l’instruction comme instrument de progrès social : un mariage arrangé pour des raisons économiques et sociales, au détriment de la jeune fille (extrait 1), est finalement annulé par le groupe de jeunes instruits qui fédère les forces dynamiques du village pour s’opposer à ce qu’a de plus aliénant la coutume du mariage arrangé et trouve à la jeune fille un mari de son âge aux idées larges (extrait 2). Mais c’est dans le roman le plus étrange et souvent méjugé Bâbâ Batesarnâth (Le seigneur des banyans) que Nagarjun fait véritablement passer sa foi en un avenir à la fois pénétré de la vigueur des principes rationalistes marxistes et de la force tranquille des croyances bouddhistes et hindoues : le héros de la fable est un arbre centenaire, qui raconte, transformé en avatar de l’homme primordial (mahâpurush) tel qu’il apparaît en rêve au protagoniste essentiel, la saga du village à travers la période coloniale, son autobiographie, qu’il évoque souvent sous le terme de jataka-katha, récit de vie dans la tradition bouddhiste. Lequel protagoniste agit selon les préceptes qu’il reçoit en rêve, si bien que toute la mémoire et la pensée de l’histoire du village sont données par l’arbre, toute l’action est conduite par le jeune homme, auditeur quasi muet du discours de l’arbre. Le livre constitue donc aussi un plaidoyer environnementaliste qui invite l’homme à situer son action dans le cadre d’une philosophie où l’individu n’est qu’un maillon dans une chaîne (l’arbre évoque les parents et grands parents qu’il a vus combattre pour l’Indépendance) et qu’un élément de la saga cosmique où les autres éléments naturels sont donnés comme des interlocuteurs égaux à l’élément humain (voir notice Anupam Mishra). Le roman Varuna ke bete, Les fils de Varuna, sur les problèmes des pécheurs au Bihar, tient aussi le même discours implicite, où problèmes environnementaux, spirituels et sociaux, procèdent de la même vision holistique (Varuna, le dieu des eaux et des vents, donne à l’humble caste de pécheurs qui revendique le droit d’usage des lacs communaux un statut qui est à la fois celui d’une inscription dans le milieu naturel de la communauté, dans un tissu social traditionnel et dans un système de croyances qui rattache les problèmes socio-économiques à la grande toile de l’hindouisme et de ses variantes locales.

Annie Montaut

Extraits de Une nouvelle génération

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Taslima Nasreen

Médecin de formation, écrivain engagée pour la cause des femmes, la dénonciation des exactions et discriminations frappant les minorités au Bangladesh, la promotion de la laïcité, le combat contre l’obscurantisme religieux, Taslima Nasreen, qui avait acquis une grande notoriété dans son pays et au Bengale indien, d’abord comme chroniqueuse de presse, fut révélée en Occident lors de la condamnation à mort lancée contre elle par un groupe islamiste fondamentaliste en 1993, à la suite du succès de son roman-reportage « Lajja » (La Honte), dans lequel elle dresse un tableau édifiant des violences anti-hindoues commises au Bangladesh à la suite de la destruction de la mosquée de Babri, à Ayodhya, en Inde, en décembre 1992. Egalement accusée de blasphème par les autorités de son pays, Taslima Nasreen dut se réfugier en Suède, en 1994. Ses œuvres – recueils de chroniques, romans sociaux et poèmes - ont dès lors été traduites dans de nombreuses langues européennes, notamment en français. Sa première œuvre d’exilée, Enfance, au féminin, un récit autobiographique, fut d’abord publiée en traduction française en 1998, puis en bengali à Calcutta. Toujours interdite de publication au Bangladesh, c’est depuis lors au Bengale indien qu’elle jouit d’une liberté d’expression qui en fait un écrivain bengali, par-delà la coupure de la partition du Bengale qu’elle a souvent regrettée dans ses écrits. Sa notoriété et ses prises de position souvent provocantes lui ont valu de nombreuses inimitiés, y compris dans l’intelligentsia progressiste, où on lui reproche son manque d’engagement social et où elle pâtit d’une réputation d’écrivain à scandale. Mais, indéniablement, par sa liberté de ton, sa critique radicale et sans concession de la religion et de son emprise sur la société, Taslima Nasreen occupe une place à part dans le monde littéraire et intellectuel bengali.

Philippe Benoît

 

Extraits de Enfance, au féminin

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Premchand (1880 - 1936)

Premchand (1880-1936) est officiellement considéré comme le plus grand romancier hindi --et souvent le seul, dans nombre de manuels scolaires, aujourd’hui encore. Son œuvre est liée à l’impact de Gandhi et au délabrement que la colonisation et les débuts de l’économie de marché impriment au tissu social indien. L’un de ses premiers romans, Sevâsadan, “La maison du service” (1918), écrit d’abord en ourdou avant d’être publié en hindi à Calcutta, met en scène un avocat libéral qui fait des compromis avec l’orthodoxie de sa famille jusqu’au moment où il voit son propre neveu faire les frais de l’injustice d’une société qui écrase impitoyablement les aspirations les plus légitimes des femmes. Porte-parole de l’auteur, cet avocat se lance alors dans une vaste campagne de réhabilitation des prostituées et fonde cette “maison du service” où les femmes maltraitées et les veuves pourront se réfugier et apprendre la couture, la lecture et l’écriture, le chant ou la danse au lieu de sombrer dans la prostitution, seule voie offerte à l’époque aux femmes en difficulté. La fin du roman fait état d’un puissant espoir d’amélioration sociale par l’éradication de la prostitution, qui constituait aussi une menace pour nombre de fils de bonne famille: il offre à tous un idéal du service social (sevâ), vigoureusement argumenté, et il décrit le réel sans complaisance. Dénonciation des plaies sociales, proposition d’une solution argumentée et espoir d’une refonte sociale dans la construction concrète d’un projet collectif apparaissent plus nettement gandhiens encore dans Premâshram, “L’Ashram de l’amour” (également écrit en ourdou en 1920 et publié en hindi en 1922). C’est l’esprit de Gandhi qui préside aux longues descriptions du monde du travail en contexte rural, de l’exploitation des paysans pauvres et des ouvriers agricoles (travail forcé, enfer de l’endettement) par les classes aisées. Il préside aussi à la construction de cette ferme modèle qu’est l’“ashram de l’amour”, sur l’initiative d’un membre de la classe dominante mais transformé en pionnier de la justice sociale par sa formation intellectuelle à l’étranger. Le caractère central de la notion d’amour dans le service social et de la non violence distingue l’univers de Premchand de celui du réalisme social tel que par exemple le mettent en place les écrivains réalistes soviétiques à la même époque, autre modèle qui influence puissamment la littérature des années vingt. Mais si le style de Premchand doit sa forme aux principes du réalisme soviétique, l’anti-industrialisme et le pessimisme de Rangbhûmi “La scène” (1925), sur les ravages de l’industrialisation dans le tissu social et moral indien, sont surtout liés aux positions de Gandhi: dans ces années, l’échec du mouvement non violent de non coopération amenant le Mahatma à douter au point de se retirer provisoirement de la scène politique. Nirmalâ aussi, roman épistolaire narrant les difficultés de deux belles-sœurs famille (1925-7) est pessimiste. Inversement l’optimisme retrouvé dans les années trente avec le succès de la marche du sel (1930) se reflète dans Karmabhûmi “Le champ du devoir” (1932), oeuvre de combat contre l’intouchabilité (et la consommation de viande et d’alcool propre aux basses castes qui ignorent souvent les tabous alimentaires). Godân, “Le don de la vache”, sorte de testament littéraire de Premchand, qui dépeint toutes les classes sociales et l’interaction du monde urbain et du monde rural, pourrait être lu comme un roman marxiste si le personnage principal ne trouvait dans la morale et le sens du devoir poussé jusqu’au mysticisme la force d’accepter son destin tragique: s’il désespère de pouvoir changer la société, et s’il meurt symboliquement rejeté dans un fossé, accablé de dettes et impuissant, sa conscience d’avoir bien agi le sauve du désespoir total.

C’est aussi en 1936 que le Congrès des Ecrivains Progressistes réuni à Lucknow, d’inspiration marxiste, présidé par Premchand, demande explicitement à la littérature de faire oeuvre sociale en dénonçant et décrivant les injustices. La littérature dès lors sera engagée ou ne sera pas. Ce congrès qui fit date formalise une évolution vers la littérature à la fois engagée et réaliste, très marquée par les principes des écrivains réalistes soviétiques, et influera sur les générations suivantes avec l’école dite des “progressistes” (pragativâd) . Le gandhisme associé au progressisme domine à ce point la scène littéraire de l’époque que les doctrinaires mêmes de l’école romantique symboliste (le châyâvâd, littéralement « ombrisme ») en adoptent les thèmes et le formalisme, comme Prasâd dans Kankâl (“le squelette”, 1929). Mais la force de Premchand, justement signalée par Nirmal Verma dans un essai sur la fiction indienne et la colonisation, est d’avoir en quelque sorte inventé le sujet de la modernité dans l’espace ambigu de la colonisation : dans son dernier roman et ses dernières nouvelles (Godân, « Le Suaire »), le héros ne se berce plus du rêve d’un monde meilleur ni même de la satisfaction d’être resté fidèle à ses valeurs et à ses croyances, des valeurs traditionnelles bafouées par l’impact économique, social et intellectuel de la domination britannique, désormais vides de sens et aussi aliénatrices que l’exploitation des pauvres par les riches. C’est dans le blasphème qu’il trouve la force libératoire seule capable de l’affranchir de la mâyâ (extrait 2), la jubilation et la lucidité paradoxale des ivrognes du « Suaire » transcendant leur déréliction en un jugement féroce sur une société dont les fondements mêmes étaient ébranlés. Jainendra Kumar (voir notice) constatait que Premchand se battait essentiellement contre l’argent et mettait au-dessus de toutes les valeurs l’honnêteté, alors que lui-même se battait, une génération plus tard, contre l’intellectualité. C’est que pour Premchand et dans son contexte historique, l’argent était le signe visible de la dégradation causée par la colonisation dans le tissu social indien et la mentalité qu’il structurait et reflétait.

 

Le Suaire, récits d’une autre Inde, traduit du hindi par Catherine Thomas, POF, 1975

Deux amies et autres nouvelles, traduit du hindi par Fernand Ouellet, Paris, L’Harmattan, 1996

Délivrance, Traduit du hindi par Fernand Ouellet, Paris, L’Harmattan, 2000

Godan, le don d'une vache, traduit par Fernand Ouellet, L'Harmattan, 2006

 

Extraits de Le suaire

 

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Amrita Pritam

Son nom dit la plénitude, et pourtant Pouro est bien elle-même ce squelette évoqué par titre du roman d’Amrita Pritam dont elle est l’héroïne. Ce qui faisait la chair de son existence – son village, sa famille, son mariage tout proche, sa religion, son nom – , un enlèvement l’en a privée. Un enlèvement perpétré dans le Panjab occidental des années 1930, au nom de la vengeance, par le descendant d’une famille musulmane endettée que des usuriers hindous avaient humiliée. Mais l’homme qui a enlevé Pouro, Rashida, est amoureux d’elle, et même s’il l’a contrainte au mariage avec lui, il se révélera d’une grande humanité, tout à la fois accablé par la culpabilité, tendre, courageux, généreux, et il finira par se faire aimer de Pouro. Quand en 1947, dans les horreurs de la partition de l’Inde britannique, la jeune femme aura l’occasion de partir rejoindre en Inde ce qui reste de sa famille, elle préférera rester auprès de Rashida et de leurs deux fils, au Pakistan. Le Squelette est le roman d’une vie réinventée par Pouro au fil de ses rencontres avec des femmes comme elle cruellement frappées par le destin. Ces femmes, à qui Pouro donne aide et affection, ont nom Kammo, la petite « Travailleuse » orpheline exploitée et maltraitée par sa tante ; Taro, « Étoile » brillante d’intelligence, d’instruction et de révolte, unie contre son gré par ses parents à un homme déjà marié ; la « Folle » famélique, violée par des villageois, qui meurt en couches et dont Pouro et Rashida adoptent le bébé ; Lajo enfin, la « Pudique », épouse du frère de Pouro et sœur de son ancien fiancé hindou Ram Chand, kidnappée pendant les exodes croisés de la partition et que Pouro et Rashida parviendront à arracher à son ravisseur et à faire rejoindre sa famille en Inde. À cause du choix final de Pouro, le livre fit scandale dans l’Inde nationaliste des lendemains de la partition : l’idéologie dominante du nouvel État ne pouvait s’accommoder de ce qu’une femme née hindoue pût désirer rester musulmane au Pakistan. Mais l’auteur du roman était un être à part. Née en 1919 à Gujranwala, dans le Panjab aujourd’hui pakistanais, Amrita était l’unique enfant d’une femme au foyer qui mourut alors que sa fille avait tout juste onze ans et d’un fin lettré maître d’école et versé dans les Écritures sikhes. Son père initia la petite Amrita à l’art poétique, et toute jeune fille, cette dernière participait régulièrement à des assemblées poétiques à Lahore où elle lisait devant des auditeurs ébahis ses compositions en l’honneur des gourous sikhs. Amrita avait très tôt été fiancée dans une riche famille de commerçants, et par respect pour celui qui devint son mari, Pritam Singh, mais qu’elle quitta bientôt, elle remplaça le traditionnel Kaur qui sert de nom à toutes les femmes sikhes orthodoxes par Pritam. Ses premiers recueils de poèmes, encore traditionnels, parurent à la fin des années 1930, mais dès les années 1940 s’affirment dans ses vers comme dans sa vie indépendance et expérimentation. Le traumatisme de la partition lui inspire deux œuvres majeures. La première est un poème, qui connut un immense succès et fut appris par cœur par des milliers de Panjabis, et dans lequel Amrita invoque Varis Shah, le poète panjabi musulman qui composa en 1766 le chef-d’œuvre de la littérature panjabi classique en donnant de la plus célèbre légende d’amour du Panjab une version magistrale, pleine d’ironie sociale et religieuse et de tendre compassion envers des amants empêchés de vivre leur amour par les barrières de caste et la bigoterie. La seconde est précisément Le Squelette. Ce roman, le premier d’Amrita qui en a écrit une trentaine et qui a obtenu en 1982 le plus prestigieux prix littéraire indien, s’imposa non seulement par sa thématique hardie, mais aussi par sa singularité littéraire. Au lendemain de la partition, l’heure était encore, dans la fiction panjabi, aux réalismes gandhien et marxiste, le second devenant dominant et appelé à le rester jusqu’à la fin des années 1960. Certes Le Squelette est empreint d’un certain réalisme social, mais ce qui sera la marque de fabrique des romans ultérieurs d’Amrita, comme La Vérité (1979) y est déjà très présent : une profonde tristesse, une simplicité dépouillée, la saisie des personnages féminins à travers certains instants révélateurs dont l’ensemble donne une vision impressionniste mais finalement totale du sujet. La complexité unique, mais atteignant à l’impersonnel, de la vie d’une femme telle que Pouro est rendue grâce à tout un art de la suggestion, – art fondé sur une attention particulière portée aux pensées intimes, aux monologues intérieurs, aux rêves et aux fantasmes, à ces instants-clés des rencontres qui font s’entrecroiser l’âme et le destin de plusieurs personnages au cours d’une durée limitée. Kammo, Taro, la folle et Lajo disparaissent plus ou moins rapidement de l’horizon du roman, mais à travers elles, Pouro accomplit le programme existentiel de son nom et peut dire de sa voix intérieure à son ancien fiancé, en regardant Lajo partir vers l’Inde : « Qu’elle soit hindoue ou musulmane, une fille qui retourne chez elle, considère qu’avec elle l’âme de Pouro est arrivée à destination ».

Denis Matringe

 

Oeuvres traduites en français :

Le squelette, préface et traduction par Denis Matringe, Paris, Kailash, 2002.

La vérité, traduction par Denis Matringe, Paris, Des femmes - Antoinette Fouques, 1989.

Le timbre fiscal, traduction par Danielle Gill, Paris, Des femmes - Antoinette Fouques, 1989.

Extraits de Le squelette et La vérité

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Alka Saraogi

Née en 1960 à Calcutta, lauréate du prix Shrikant Verma en septembre 2000, puis du prix de la Sahitya Akademi (Académie des Lettres) en 2002, est l’auteur de deux recueils de nouvelles en hindi, dont A la recherche de l’histoire, et de deux romans. Le premier, Kalikathâ, vâyâ bâipâs, défraya la chronique littéraire dès sa parution en 1998 pour la modernité de son style (sa « postmodernité » selon l’expression de la plupart des critiques qui en ont salué la sortie) et pour la sobre maturité avec laquelle elle fait la chronique de l’Inde coloniale et postcoloniale. Le second roman, Shesh Kâdambarî (2000), est une méditation sur la vieillesse et la solitude, les rapports familiaux dans une société globalisée, en même temps que sur l’écriture à partager : Kâdambarî, célèbre roman sanscrit, signifiant aujourd’hui ‘roman’ dans certaines langues indo-aryennes, est aussi le prénom d’une jeune fille qui finira le récit commencé par sa grand-mère, tissé entre le présent de ces deux générations et le passé familial et national. Alka Saraogi est en train de terminer un troisième roman.

Issue d’une grande famille de négociants Marwari émigrée à Calcutta aux temps de la colonisation britannique, Alka Saraogi intègre dans son premier roman, Kalikatha ‘via by-pass’, l’histoire de cette famille à celle de la nation émergente, de ses aspirations passées, de ses désillusions présentes, de ses espérances futures aussi. Le titre, dans son double jeu de mots, invite d’emblée à une lecture plurielle de ce livre polyphonique aux styles multiples, tantôt lyrique, tantôt nostalgique, tantôt sobrement descriptif, tantôt ironique, à l’écoute du monde intérieur de chacun des personnages essentiels. Kalikathâ évoque Calcutta, dont le récit déploie la fresque imagée sur un siècle et demi, mais aussi l’histoire des temps modernes dans leur âpreté, le kali yug, et en écho Kâlî (avec les deux voyelles longues), la terrible déesse dont le culte domine le Bengale et dont le temple acquiert progressivement la dimension d’un lieu d’origine de la saga des Marwaris à Calcutta. Kathâ signifie récit, et le récitant, de fait, structure la narration puisqu’il en est le porte-voix critique, stylisant explicitement l’autobiographie que lui délègue le personnage principal, Kishore Babou. Quant à bâipâs (anglais bypass), le terme fait référence au pontage cardiaque qui déclenche chez le héros une révolution intérieure, puis un retour sur son passé comme sur celui de ses ascendants. Dans ce passé, figurent les rapports des communautés de négociants avec les Britanniques depuis l’établissement de la Compagnie des Indes Orientales à l’Indépendance, ‘collaborateurs’ et révolutionnaires, le combat pour la liberté autour des figures de Gandhi, Subhash Chandra Bose, les grands massacres de Calcutta, la grande famine de 1942, les affrontements entre Hindous et Musulmans et le drame d’Ayodhya en 1992, le développement des ONG depuis la libéralisation dans les années Rajiv Gandhi, les effets de la globalisation, etc. Cette relecture du passé à la lumière du présent est aussi l’anamnèse des événements refoulés (by-passed) dans l’histoire personnelle et nationale. En même temps, les « trois vies » du héros, à laquelle le dernier chapitre, onirique, en ajoute une quatrième dans le futur de l’utopie, illustrent magistralement la conception indienne des quatre stades de la vie, soutenant les rapports complexes entre action et détachement.

Kalikatha présente des particularités dont le titre même donne un aperçu, avec ses trois langues (hindi, sanscrit, anglais) et ses trois niveaux d’interprétation (la ville de Calcutta, la déesse Kâlî, l’ère sombre de kali) -- le jeu de mots consistant à jouer de diverses possibilités de segmentation (Kalikatta : Calcutta et Kali-katha) est une figure classique (le shlesha) de la rhétorique sanscrite, qui aime à créer la « saveur » esthétique par la difficulté et la sophistication des procédés d’expression. L’auteur elle-même apparente son style narratif à la tradition indienne dans les portions métanarratives du roman, reprenant la terminologie sanscrite (kathâ) mais en la mariant à la terminologie ourdou (qissâ est arabe, et qissâgoî, qui désigne parallèlement la narration, est le terme persan consacré) et au langage moderne non marqué (kahânî). Cette superposition de registres linguistiques et culturels, de tradition et de modernité, rendu par les divers stocks lexicaux utilisés et par la facture narrative, est directement significative quant au sens de l’œuvre : le roman est moderne et même « postmoderne » (pour reprendre les termes de la presse) en ce qu’il déconstruit et fragmente le grand récit officiel de la colonisation et de l’Indépendance de l’Inde, mais il est aussi traditionnel en ce qu’il met au premier plan de la réflexion la valeur aujourd’hui d’un ethos fortement ancré dans une culture locale spécifique.

La tradition indienne devant sa spécificité pour part à son multiculturalisme, on le retrouve aussi dans le roman, sur le plan linguistique en particulier, car le texte joue de plusieurs langues, dialectes et registres, chacun véhiculant un univers culturel spécifique et des connotations marquées. La langue marwari (variété standard de ce qu’on appelle le ‘rajasthani’), chargée d’allusions à la culture du désert (du Thar) est très présente dans l’héritage du héros et surtout de son arrière-grand-père. Les séquences en langue moderne (vocables, syntagmes, courtes phrases) alternent avec des séquences d’un registre plus archaïque (formules proverbiales, chants traditionnels, poèmes), qui sont parfois mais pas toujours traduits ou adaptés en hindi, comme les ‘realia’ qui y sont associées : arbres, architecture, costumes, préparations alimentaires, ethos culturel régional, parfois nettement inspiré de l’ouvrage sur les techniques traditionnelles de l’eau au Marwar . Des jeux similaires sur le bengali (langue parlée, bengali standard de Calcutta, sabir hindi-bengali, variantes régionales du Bangladesh dans le chapitre où le maître spirituel de Shantanou relate son enfance sur les bords de la Padma). Quant à la langue hindi elle-même, elle fait une importante place aux références littéraires : la littérature médiévale, en sant bhasha, langue dite des saints, soit par des citations intégrales d’un vers ou deux (attribuées ou non à leur auteur), soit sous forme de syntagmes ou de demi-vers enchâssés dans une phrase moderne.

On peut lire le livre de maintes façons, il constitue un document ethnologique et historique remarquablement intéressant : la secte hétérodoxe des Vaishnav, dans ses rapports avec l’idéologie brahmanique des hautes castes joue un rôle important dans la genèse du nationalisme chez le gourou de Shantanou, les rapports entre la petite paysannerie et les latifundiaires, l’émergence des mouvements de protestation populaire, les transformations économiques sous l’impulsion des Britanniques, les tensions qui en découlent dans toutes les couches sociales servent de toile de fonds à de nombreux épisodes. Le matériau historique est plus visiblement présent encore, fragmentaire mais extrêmement précis, étalé de la prise de pouvoir de la Compagnie des Indes Orientales à aujourd’hui, documentant « par en bas » le développement du pré-capitalisme et de l’actionnariat à Calcutta, et les rivalités de factions entre sultanats au moment où l’Empire moghole était en train de céder devant les Britanniques, et naturellement la période d’insurrection nationaliste, plus familière du grand public.

Mais c’est surtout son style qui fait l’originalité et le charme du livre. Ecrit pratiquement d’une traite, en l’espace de deux mois, dans la passion d’une sorte de transe, il a quelque chose qui l’apparente à une éruption, une urgence personnelle n’obéissant qu’à l’impératif de ‘dire tout’ comme un continent refoulé pendant des années (la famille, la nation, la personne humaine). C’est un livre inspiré, au sens le plus fort du terme, qui visiblement ne s’est pas attardé à anticiper les réactions du lectorat et ne lui a pas, si l’on peut dire, « mâché la besogne » en explicitant, en argumentant. Cela fait à la fois la difficulté et le charme puissant de l’œuvre : une parole vive, qui jaillit sans élaboration secondaire, ce qui ne veut pas dire sans sophistication (la fraîcheur du présent de narration par exemple, interfère constamment dans l’aoriste du récit). La facture de l’ensemble est complexe, le style aussi est parfois très « écrit », poétique, lyrique, avec des phrases longues et complexes, parfois même presque alambiquées, le vocabulaire recherché, mais il est tout aussi souvent très « oralisé », faisant une large part aux idiomatismes, aux phrases brèves, aux formules de la langue parlée, aux déplacements de syntagmes caractéristiques de la communication orale. Le récit même contient énormément de style indirect libre, avec des changements brusques, le passage du point de vue d’un personnage à celui de l’auteur ou d’un autre personnage se faisant sans transition.

Car si le livre a surpris en Inde par son originalité stylistique et choqué certains, il a surtout emporté les lecteurs dans son propre enthousiasme, au sens premier.

Annie Montaut

 

Kalikathâ, Paris, Gallimard-Monde entier, 2002, trad. par Annie Montaut du hindi Kalithathâ, vâyâ bâipâs, Alka Saraogi, Adhar Prakashan

 

Extraits de Kalikathâ

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Kedarnath Singh

Né en 1934 à Chakya dans un district rural d’Uttar Pradesh, Kedarnath Singh est aujourd’hui reconnu comme un des plus grands poètes de langue hindi. Sa poésie, toute d’économie et de subtilité, évocatrice du mystère silencieux et discret des réalités simples dans leur magie de tous les jours, a dans les années soixante et soixante-dix été associée à l’école de la Naî Kavitâ (Nouvelle Poésie) et à l’idéologie des Ecrivains Progressistes, mais elle est désormais reconnue comme une des voix les plus originales des lettres indiennes.

 Après un doctorat sur les images dans la poésie hindi (1964), Kedarnath Singh a longtemps enseigné la littérature hindi, avant de quitter l’université Jawaharlal Nehru de New-Delhi pour se consacrer pleinement à la poésie et à la critique littéraire.

Si Neruda, Eluard et Brecht sont pour lui des figures marquantes, à l’égal des grands maîtres de la poésie hindi qui l’ont précédé, sa source principale d’inspiration est la sensibilité directe aux choses de la vie qu’a durablement imprimée en lui sa jeunesse dans le milieu rural du Bhojpur, son dialecte et sa paysannerie, brusquement confrontée à la modernité après l’indépendance. Mais loin de faire de cet héritage un élément d’exotisme facile, les mots et images du basti c’est-à-dire du village, de la localité, n’affleurent dans ses textes que comme des témoins discrets d’une authenticité que par ailleurs Kedarnath Singh sait aussi trouver dans les environnements les plus différents, et notamment urbains. Contrairement en effet à la Naî Kavitâ, qui a essentiellement développé une sensibilité poétique urbaine, Kedarnath Singh ne choisit pas de privilégier le nouveau contexte urbain représentatif de la nouvelle classe moyenne et des intellectuels actifs, ni même d’en faire une synthèse avec la vie rurale et la tradition supposée représenter l’Inde « profonde ». Simplement, il éprouve l’urbain, son cadre, ses émotions, ses difficultés, avec une sensibilité d’enfant du pays Bhojpur, et en même temps avec une conscience sociale aigüe. Nul besoin de re-construire une identité, des racines, des fondements philosophiques propres à dissimuler un mal-être partagé par beaucoup d’urbains de sa génération, nul besoin non plus de prendre de la distance par rapport à des enthousiasmes politiques estimés par beaucoup dépassés, nul besoin de s’évader dans les complaisances de l’art pour l’art ou dans le scepticisme relativiste. La vertu principale de son œuvre est de n’être pas plus blasée que didactique : rien n’y est affecté, le regard véritablement d’enfant – au sens noble du terme – que l’adulte reste capable de porter sur le monde et sur les créatures, hommes, animaux, arbres, oiseaux, soutient de l’intérieur les formes et les contenus qui chez lui, doivent prendre en compte tout. Tout : la modernité technologique comme la sagesse des traditions, la sagesse et la tolérance des traditions comme la cruauté et le castéisme des traditions, l’ignorance et la science, la violence inter-religieuse et la douceur des mystiques populaires, la rationalité et les forces qui dépassent la raison. Un regard direct, d’une spontanéité parfois dérangeante, d’une fantaisie jamais dépourvue de tendresse, où la tristesse même n’est jamais amère, c’est aussi un regard droit. Et bien que la poésie de Kedarnath Singh ne prêche jamais, c’est une poésie de l’engagement moral, par le respect de l’infime et de l’autre, qu’il soit humain ou végétal. Cet engagement fait de lui un résistant, de la lignée, dit-il lui-même, de Kabir, très célèbre poète mystique du moyen âge (XIV-XVèmes siècles), de Bénarès lui aussi, qui s’opposa au brahmanisme et à la religion instituée, un dissident. En poste dans la petite ville de Paundara, raconte Kedarnath Singh, il eut un jour la surprise de se voir choisir par la communauté hindoue pour présider un comité mixte de veille contre les tensions inter-religieuses. Et quand le lendemain, une délégation de la communauté musulmane vint le trouver pour qu’il la représente, il considéra ce choix comme l’un de ses grands bonheurs et le plus grand honneur de sa vie. Si Kedarnath Singh est un dissident actif, il se méfie de l’impact de l’idéologie dans la poésie, et croit plus à la force de la manière de voir telle qu’elle s’imprime dans le poème qu’à l’expression directe de la révolte ou des idéaux. Il se méfie de même du lyrisme conventionnel comme des formalistes avant-gardistes de la Nai Kavita, à laquelle il fut du reste identifié dans ses débuts.

Et il doit en partie sa réserve à l’encontre des théories et des artifices, sa vitalité et son « innocence », au milieu qui l’a vu grandir : un milieu simple, voire pauvre et largement illettré, mais non sans culture. La traditionnelle vigueur des cultures orales dans le milieu villageois, c’est un accès quotidien et direct, non seulement à tout le répertoire des chants populaires et des récits épiques locaux, mais au Ramayana appris par les récitations familiales et non dans les livres. Il doit sa simplicité également à son séjour prolongé dans la bourgade de Paundara aux contreforts de l’Himalaya : la rudesse de la vie montagnarde, la dignité forgée par la solidarité dans les tâches d’un quotidien austère, la présence sublime et euphorisante des grandes montagnes, le bouddhisme aussi, très présent dans la région, l’ont durablement émerveillé. C’est ce regard d’enfant et sa durable capacité d’émerveillement qui a dicté le choix à l’origine du recueil : le long poème Bâgh, Le Tigre, a en effet été conçu comme un conte poétique, mettant en scène le riche répertoire de la mythologie populaire sur le tigre, et évitant la symbolique facile. Se mettre dans la peau et dans la conscience de cet animal entre tous fascinant qu’est le tigre pour l’enfance , c’est se donner les moyens d’exercer de plein droit la candeur et la justesse sans concessions de ce regard d’enfant. Le faire dialoguer avec Bouddha comme avec un oiseau ou un paysan, c’est aller aux sources les plus profondes de la vieille terre indienne – qui est son plus lointain futur. Comme le relate le poète, il n’y avait pas d’horloge dans son école, et ce qui donnait l’heure de midi, c’était la fleur qui s’ouvre à midi, la dupahariya. Pour l’enfant qu’il était, cette éclosion miraculeuse, quotidienne, créait midi chaque jour. « Le croiriez-vous / le soleil d’aujourd’hui / a la chaleur d’un samedi du siècle qui vient / là maintenant / nos immeubles urbains / poussent sur le terreau / que secrète en profondeur la terre du huitième siècle ».

Annie Montaut

 

Sous presse aux Editions Caractères : Dans un pays plein d'histoires, traduit du hindi par Annie Montaut et Laeticia Zecchini

Extraits de Dans un pays plein d'histoires

 

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Krishna Baldev Vaid

Krishna Baldev VAID est un écrivain indien auteur d’une vingtaine de romans et recueils de nouvelles en hindi, de textes critiques (en anglais, sur Henry James) et de traductions (en hindi : Beckett, Racine, Lewis Caroll, en anglais : Nirmal Verma, Bhisham Sahani, etc.). Il a enseigné dans des universités indiennes (Chandigarh, Delhi) et américaines (State University of New-York) participé aux activités de création et critique littéraire du Bharat Bhavan à Bhopal et reçu de nombreuses distinctions, nationales et internationales.

Son œuvre témoigne de la vitalité de la littérature hindi et de son originalité. La récente célébrité de la fiction indienne d’expression anglaise tend à voiler l’existence des littératures vernaculaires, ou à les faire imaginer sur le même modèle, comme un doublet plus étroitement local, ou de moindre envergure. En fait, la littérature hindi contemporaine, sortie du didactisme des « écoles » plus ou moins doctrinaires – après l’épuisement du régime réaliste dans la doctrine « progressiste », puis des contraintes réactionnelles qui marquèrent l’expérimentalisme et l’individualisme – a peut-on dire gagné depuis une ou deux générations une voie où les auteurs peuvent trouver leur style propre, n’étant plus inféodés à une quelconque idéologie du texte, ayant par ailleurs pleinement intégré une forme qui à l’origine leur était culturellement étrangère. C’est donc en tant qu’artistes qu’ils s’adressent aujourd’hui aux grands problèmes de la condition humaine comme l’a toujours fait la « grande » littérature. Particulière certes par la spécificité d’un contexte culturel et subjectif bien délimité, mais susceptible de toucher universellement dans la mesure où la forme (le style) reconstruit ce questionnement et ces subjectivités culturellement déterminées, par le travail esthétique, en une signifiance qui dépasse les particularismes. Redouble-t-elle donc, dans un medium différent, la « grande » littérature d’expression anglaise ?

Précisément non, et c’est là que la question du choix de la langue, si controversée en Inde, apparaît comme déterminante pour le choix des styles et des contenus : pour le sens des textes. On a souvent observé qu’aujourd’hui la littérature hindi (et peut-être de tout autre vernaculaire) est moins chargée de référentialité locale que son homologue en anglais, a moins d’épaisseur documentaire souvent, explique moins. Ce qui ne signifie pas, comme on a pu le dire de certaines écoles littéraires précédentes, qu'elle est moins authentiquement indienne. Le texte littéraire qui choisit comme moyen d’expression le hindi (par exemple) a déjà dans son signifiant (dans ses mots mêmes, dans sa phraséologie, parfois dans ses constructions, dans les réseaux associatifs surgis du lexique et dans les jeux de mots et allusions qui les retravaillent), des signifiés qu’il n’est donc pas nécessaire d’expliciter. Le donné même de la langue fait qu’il n’y a pas besoin de tout dire, de tout démontrer, d’être pittoresque pour instruire et charmer un lecteur qui ne sait pas, ou peu : le langage produit un donné à voir directement accessible, du fait de la vitalité, en Inde, des « mots de la tribu ». Par exemple un texte comme dûsrâ na koî (litt. « Il n’en est aucun autre », traduit en anglais par l’auteur sous le titre « Dying alone ») qu’on pourrait, à n’en retenir que l’argument, tenir pour un compromis entre La dernière bande et O les beaux jours, contient dès son titre la référence essentielle à la grande poésie de la dévotion mystique dans sa quête toujours infinie de l’absolu. Le style même, qui fait éclater les frontières entre les genres (métaphysique, grotesque, lyrique, parodique, hyperréaliste, argumentatif) et les registres linguistiques (bavardage conversationnel, argotismes voire obscénités, sophistication des jeux sur les variétés de l’ourdou persianisé et du hindi sanscritisé), rend en soi visible l’hybridation et la poly-appartenance thématisées avec éclat par Rushdie, que du coup il n’est plus nécessaire d’illustrer narrativement et d’expliciter. L’écriture elle-même fait l’expérience de la tension entre une identité plurielle qui ne peut se résorber en un enracinement unique et l’aspiration, jamais renoncée, à transcender, sans les résoudre, les contradictions de ses composantes. Cela passe essentiellement par la forme, plus que par la thématique des contenus narratifs, encore que ceux-ci la redoublent souvent, de façon plus ou moins directe : l’exilé, le déplacé, est toujours au centre de l’œuvre, et ce dès les premiers romans comme Guzarâ huâ zamânâ, « temps passé » (tr. anglaise The broken mirror), qui relate les déchirements, sur le mode à la fois drolatique, baroque et tragique, d’un village du Panjab au moment de l’Indépendance et de la Partition entre Inde et Pakistan. Exilé à soi même, le héros des dernières œuvres, toujours oscillant entre un désespoir tragique et un comique rédempteur, a transformé cette incomplétude d’une recherche d’absolu toujours vouée à l’aporie et aux contradictions en une donnée constitutive du sens (sens « de la vie », sens du texte) : Mâyâlok, « le monde de Maya » (1999), institue en raison d’être cette perpétuelle mise en suspens des repères constitutifs. K.B. Vaid est venu donner en 2000 une conférence sur son œuvre littéraire au Collège de France, portant sur le thème « rootlessness in quest of roots », reprise dans le n° 24 de Purushartha, publication de l’EHESS (mars 2004). Il a participé aux Belles Etrangères en 2002.

Annie Montaut

 

Oeuvres traduites en français :

La splendeur de Maya, traduction et postface par Annie Montaut, Paris, Caractères, 2002.

Histoires de renaissances, introduction, traduction et notes par Annie Montaut, Paris, Langues et mondes - L'Asiathèque, 2002.

Lila, préface par A. Montaut, trduction par Anne Castaing et Annie Montaut, Paris, Caractères, 2004.

 

 

Extraits de Histoires de renaissances

Extraits de La splendeur de Maya     

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Udayan Vajpeyi

Udayan Vajpayee est né en 1960. Il vit à Bhopal, dans la centre de l’Inde, où il enseigne la physiologie. Il a publié six livres remarqués, d’essais et de poèmes en prose, et, en France, Une vie invisible, publié chez Cheyne Editeur, 2000, dans une traduction de Frank André Jamme. Encore jeune, Udayan Vajpayee. Avec pourtant encore ancré en lui le souvenir de ses morts., qui le hantent – car il y en eut beaucoup dans le petit cercle des proches, même la plus aimée est partie. D’où cette mémoire tatouée, à jamais. D’où ces fantômes, allant et venant, errant dans ces textes parmi les éphémères, les vivants. Et, trop vite, on ne sait du reste plus trop qui est qui, des présents ou des spectres, les identités se dissolvent. Au bout du compte, ici aussi, je n’est peut-être pas que moi. En fait, cet écrivain aurait pu devenir aussi bien cinéaste, il s’en est d’ailleurs fallu de peu. Ses mots ne l’ont pas oublié, on le sent, on le voit : à leurs qualités rétiniennes, leurs mouvements, leur passage en une seule phrase – un plan – d’un lieu, d’un temps, d’un personnage à l’autre. Ceci encore : dans cette Inde si souvent pétrifiée par les archaïsmes, dans cette très ancienne culture dont il peut et comprendre et perpétuer les arcanes (ce qui est de plus en plus rare parmi les nouvelles générations, qui sont en particulier en train d’égarer le sanscrit), il s’y prend malgré tout, avec le langage, d’une façon résolument moderne. Sans le vouloir. Sans le chercher. D’une façon naturellement moderne. Et plus je le traduis (grâce à son aide), plus son style, mêlé de chagrin passionné, de brèves condensations de saveurs imprévisibles et d’une étrange sorte de noblesse, affectueuse, me semble vraiment singulier.

Franck André Jamme

 

Oeuvre traduite en français :

Vie invisible, traduction par l'auteur et Franck André Jamme, Chambon-sur-Lignon, Cheyne, 200.

 

Extraits de Vie invisible

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O. V. Vijayan

O.V. Vijayan, né au Kérala (Inde) en 1930, est dessinateur, journaliste et écrivain. Comme beaucoup d'intellectuels kéralais, il a adhéré au Parti communiste, avant de le quitter dès 1956, après les événements de Hongrie. Les Légendes de Khasak, est considéré comme un chef-d'œuvre de la littérature indienne.

Khasak est un village imaginaire du Kérala, un Etat situé à l'extrême sud-ouest de l'Inde connu pour être le premier à avoir porté au pouvoir des communistes en 1957. Au milieu des années 1950, Ravi, un jeune astrophysicien très prometteur, pétri de culpabilité pour avoir aimé sa belle-mère, se fait nommer instituteur dans la nouvelle et modeste école à classe unique de Khasak. Il entre ainsi dans un monde nouveau pour lui, comme pour le lecteur, un univers flamboyant de légendes et investi de puissances formidables - cheik fondateur, djinns, serpents divinisés - qui veillent à la protection de l'ordre social. L'éducateur porteur de modernité est vite conquis par ces paysages imprégnés de magie, dominés par la montagne, ses ruches sauvages et ses ombres : il apprendra davantage des habitants de Khasak qu'il ne leur enseignera.

O.V. Vijayan retrace, tout au long du roman, les mille et une histoires de ces Khasakis hauts en couleur et attachants. C'est à un voyage inoubliable dans une Inde contrastée, contemporaine et légendaire que nous invite O. V. Vijayan. La qualité de la langue, la force des évocations, un ton original à la fois réaliste et onirique expliquent le succès de ce roman, considéré en Inde et dans le monde anglo-saxon comme une œuvre magistrale de la littérature indienne du XXe siècle.

Cette traduction du malayalam, une langue vernaculaire du Kérala, est une première en France. Plus de trente ans après sa parution en malayalam, ce roman reste un énorme best-seller au Kérala.

 

Les légendes de Khasak, traduit du malayalam par Dominique Vitalyos, Paris, Fayard.

 

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Nirmal Verma (1929 - 2005)

Après avoir figuré dans les années soixante et soixante-dix parmi les pionniers de l’avant-garde littéraire et du mouvement de la Naî kahânî, ou Nouveau Roman, Nirmal Verma est aujourd’hui un maître à penser aussi bien qu’un maître du style, qui a participé régulièrement depuis quelques années à la sélection internationale des écrivains majeurs. Le style est en effet pour lui une éthique en même temps qu’une esthétique, et la prose poétique qu’il a inventée dès ses premières nouvelles (Parinde 1959) a pour lui le même enjeu philosophique et spirituel que la trimurti d’Elephanta, qu’il commente dans l’un de ses essais. De la demi-douzaine de livres réunissant ces essais, les textes que je souhaite faire connaître au public francophone constituent un commentaire « moderne » de la grande tradition hindoue dans les domaines de l’esthétique et de la connaissance. Au-delà du fait qu’ils éclairent ainsi les romans déjà publiés et permettent d’en saisir mieux le cadre culturel et intellectuel, ces essais redonnent d’une certaine façon vie aux mots de la tribu. Vie dans la mesure où les mots et les concepts qui définissent le moi, le soi, le temps, l’affect, la mémoire, etc., par ailleurs familiers des amateurs et connaisseurs de l’Inde classique, apparaissent ici chargés de leur histoire, laquelle les a enrichis, et parfois gauchis, de toute une série de strates culturelles nouvelles – celle de la religion dite dévotionnelle de l’Inde médiévale, celle, surtout, de la colonisation, blessure ambiguë dont les résonances n’en finissent pas d’altérer la langue et le rapport au substrat culturel. Car c’est au penseur moderne, en même temps qu’à l’indien non moderne dans son habitat mental bouleversé par la modernité occidentale que s’adresse Nirmal Verma pour lui parler de l’histoire et du mythe. Loin du discours postmoderne et postcolonial qui s’est récemment emparé de ce nouveau topos du genre postcolonial, la pensée de Nirmal Verma se soude, sans complaisance ni coquetteries académiques, sur le vivier des grandes traditions écrites et de leur transmission orale, plus diffuse, plus diverse. C’est cet outillage mental qui lui permet de déchiffrer le monde globalisé qui se présente à lui au « tournant du siècle » pour reprendre un de ses titres. Et c’est du coup à nous aussi, occidentaux, qu’il s’adresse, bien que son public premier, à la différence des auteurs qui ont choisi l’anglais pour des raisons intellectuelles ou commerciales, soit le lectorat hindiphone.

Outre huit recueils de nouvelles (Oiseaux, Buissons ardents, L’Eté dernier, Sombres rivages, Bonheur), dont quatre traduits en anglais et une nouvelle adaptée au cinéma par Mani Kaul, devenue symbole du cinéma de la nouvelle vague, Nirmal Verma a aussi écrit des récits de voyage et de très importants essais sur l’art et la littérature - le dernier, traduit en anglais sous le titre India and Europe (IIAS, Simla, 1999) a été couronné en 2000 par la plus haute distinction conférée à un écrivain en Inde (Jnanpith), le premier, traduit en anglais sous le titre Word and Memory (Vagdevi, Bikaner, 1989). Reporteur de la nuit Rat ka riporter, 1989, a un statut particulier parmi ses romans, car il confronte directement son héros, un journaliste, à la censure politique pendant l’état d’urgence, alors que les autres romans se situent de façon beaucoup plus indirecte dans la réflexion sur la société et l’histoire : plus que les contenus narratifs, c’est leur petite musique qui fait leur qualité, une imagerie et un phrasé très particuliers, dont la ponctuation soutient l’effet de suspens, d’indétermination, de transformation des sensations et des émotions éphémères en émotions permanentes.

Un bonheur en lambeaux, le premier de ses romans à être traduit en français, est particulièrement représentatif de sa manière. C’est une œuvre inclassable, vibrante et poétique, remarquable par l’écriture et la composition plus encore que par l’histoire. Mais l’histoire aussi a son rythme prenant : lente et anodine au début, procédant de scènes de la vie de bohême à Delhi en épisodes remémorés, qui se chevauchent et se répètent toujours un peu différemment, elle prend discrètement le chemin du drame où se resserrent finalement les fils épars de sa trame, un drame intense, dont l’écho s’amortit pourtant dans la vibration poétique d’une exaltation tranquille. Cette méditation sur la mémoire, la mort, sur la saisie des intensités qui transcendent la vie est servie par sa toile de fond comme par son interprète essentiel, un adolescent : la ville de Delhi, à la fin des années 70, mystérieuse dans sa modernité et son antiquité, ses bazars grouillants, ses grands immeubles et ses tombes mogholes, ville sans centre où les lieux s’interpénètrent et glissent les uns sur les autres avec l’histoire, à la faveur d’une métaphore, d’une réminiscence, d’une nostalgie. C’est une poésie de l’intersticiel, où le devenir, la fluidité, l’instable devient paradoxalement la seule assiette où l’âme se saisisse elle-même, dans une sorte de jubilation tranquille. L’histoire est celle d’un petit garçon qui devient un homme en apprenant à voir. Le jeune provincial est envoyé à Delhi se remettre d’une mystérieuse fièvre. Là, hébergé dans le petit studio de sa cousine, il regarde les amis de cette dernière, qui font du théâtre d’amateur, pris entre leur rôle et leur vie. Dans une position à la fois de retrait et d’empathie, Munnu, « le petit », observe ses aînés, leurs tourments sentimentaux et intellectuels, et construit de ces fragments de vie interceptés, mêlés à ses souvenirs d’Allahabad, une sorte d’intermonde qu’il consigne dans son journal. Un portrait poétique de Delhi, centré sur Nizamuddin, leur quartier, autour du mausolée d’Houmayoun, accompagne cette construction musicale, par motifs narratifs et thématiques, qui double l’intrigue d’une méditation sur l’errance, le souvenir, la mort, les apparences et la réalité, l’amour et le bonheur. Ce faisant, le jeune garçon, fiévreux presque en permanence, oscille sans cesse d’un point de vue objectif à un point de vue subjectif, et voit dans ce processus de connaissance du monde son « il » se transformer en son « je », la narration oscillant aussi entre première et troisième (voire seconde) personne, dans une indétermination qui se soutient jusqu’à la fin. La prose poétique des romans de Nirmal Verma, propice aux effets de dissémination, constitue, dans sa façon même de donner à voir, l’art et la manière dont l’individu déterminé et délimité peut s’illimiter, passant du statut de moi à celui de soi. Les répétitions, la ponctuation très particulière, où les tirets l’emportent sur les ponctuations finales ou démarcatives, points ou virgules, contribue largement à suspendre les segments narratifs et les images, à les disjoindre sans les couper, créant ainsi un effet d’espacement et de dissémination. Le rythme comme la matière poétique (un entrelac de motifs qui se font et se défont sur le mode de la reprise indéfinie) entraînent ainsi le lecteur, que le texte transforme, par ce processus du donner à voir, comme le héros l’est par le processus du voir, en rasika : le contemplateur capable, en goûtant, de trouver l’émotion qui le met à l’unisson avec le principe suprême.

Nirmal confie souvent l’expression de cette quête à un enfant, un adolescent : dans son précédent roman, Le toit de tôle rouge (Lâl Tîn kî chat, 1979) dans une petite ville himalayenne, c’est une fillette à l’orée de l’adolescence qui ouvre la porte de cet univers transitionnel, « bougé », dont les émotions labiles et les sensations disent, dans une acuité éclatante, ce même frémissement immobile, anxieux et serein à la fois. Son premier roman, Jours d’antan (Ve din, 1964) confiait déjà un rôle analogue à un jeune étudiant entre deux mondes, Indien en Europe de l’Est, et à sa liaison sans avenir avec une praguoise plus âgée, pur présent éternisé dans son étrangeté silencieuse, son dernier roman, La dernière forêt (Antim aranya, 2000), se centrant, lui, sur un vieillard à l’orée de la mort, qu’un jeune homme accompagne, dans la solitude des montagnes.

Annie Montaut

 

Œuvres traduites en français:

Un bonheur en lambeaux, traduit par Annie Montaut, Paris, Actes Sud, 2001.

Le Toit de tôle rouge, traduit par A. Montaut & F. Auffret, Actes Sud, 2004.

Extraits d’essais esthétiques (Purushartha 24, EHESS, 1004)

« Les profondeurs de la nuit » nouvelle traduite par Manisha Dhawan et Pierre Lartigue parue dans Europe, avec un entretien avec l’auteur.

« Soir de septembre », nouvelle traduite par Annie Montaut, parue dans Cahiers du Sud, Littératures de l’Inde 1987.

« La dernière forêt », extrait du roman du même titre traduit par Annie Montaut, Anthologie préparée par le CNL pour les Belles Etrangères, Picquier 2002

 

Extraits de Un bonheur en lambeaux

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