La littérature hindi moderne*

Par Annie MONTAUT


Si la littérature en ‘hindi’ médiéval naît entre le XIIIe siècle et le XVIe siècles avec celles en ourdou ancien et en punjabi ancien , la littérature en hindi standard moderne naît avec la langue hindi standard. Ses débuts, au tournant du siècle dernier, sont étroitement liés à ceux de la langue, à la volonté explicite de doter la langue vernaculaire contemporaine d’une littérature écrite et de normes linguistiques.

 

Les années décisives : le Fort William College

 

Quelle est la situation en 1800 ? Outre les grandes traditions littéraires en sanskrit en en persan, langue de cour, certaines langues locales ont aussi acquis une tradition littéraire, et, par là, un statut transrégional : ainsi le braj, dialecte occidental, à l’origine confiné à la région de Mathura-Delhi (langue de Sur Das, 1483-1563, grand poète associé au krishanaïsme), ou l’avadhi, dialecte oriental de la région de Lucknow ou Awadh (langue de Tulsi Das, 1532-1623, auteur d’un Ramayana toujours populaire). Ces littératures orales, dont les recensions écrites sont en général postérieures, ne reflètent plus l’état des parlers utilisés à l’époque pour la communication courante dans la région. Ce sont ces parlers, alors sans prestige, qui se dotent au tournant du siècle d’une littérature écrite : celle-ci transforme donc un dialecte régional en une langue écrite et littéraire qui deviendra peu à peu la langue de référence de la région. Fort William College

Une telle légitimation ne va pas sans une certaine artificialisation. La création littéraire des années 1800 en hindi « pur » (theth hindi), ou hindavi, ou hindui, ou khari boli , est d’emblée de type didactique. Qu’elle ait ou non procédé du Fort William College, institution britannique visant dans un premier temps à instruire les fonctionnaires de la couronne dans les langues vernaculaires, cette création répond à la volonté de donner des normes et d’enrichir littérairement le « fruste » dialecte local. C’est en tout cas à l’initiative officielle de John Gilchrist que dès 1800, le Fort William College a recruté des maîtres de langue pour en faire des didacticiens : ainsi Lalluji Lal (Nasiketopakyan, « L’histoire de celui qui naquit de la narine »), Sadal Mishra (Prem Sagar, « L’Océan d’amour »), Mizra Qazim Ali Khan, Mazahar Ali Khan Vila ont traduit des textes sanskrits ou persans, ou braj, ont donné des descriptions du hindi et de l’ourdou dans les premières grammaires normatives, enfin ont rassemblé un matériel pédagogique avec la création de textes en prose, soit originaux, soit adaptés de récits anciens, mais tous dictés par le souci de la langue. Cette volonté sous-tend d’autres œuvres marquantes produites ailleurs : Insha Allah Khan ‘Insha’, avec son Histoire de la reine Ketki (Rani Ketki ki kahani) en 1801 consacre le prologue de ce premier ‘roman’ hindi original à une véritable défense et illustration de la langue hindi, évitant explicitement les termes réputés allogènes, aussi bien sanskrits que persans ou dialectaux, c’est-à-dire essentiellement braj.

En raison du rôle du Fort William College dans la standardisation, la description et la production littéraire du hindi et de l’ourdou, on a imputé aux Anglais la responsabilité de l’hiatus, qui ne va cesser de s’accuser, entre hindi et ourdou, les deux langues ne s’étant pas jusqu’alors constituées en entités distinctes. Les motivations des Britanniques, qui ont voulu doter l’hindoustani de deux littératures et deux traditions descriptives séparées, produites par deux classes distinctes d’employés, ne sont certes pas limpides, mais celles des historiens de la littérature et de la langue hindi et ourdou ne le sont sans doute pas davantage : Amrit Rai, dans A House Divided, le montre bien . Ce rôle historique ne s’est toutefois pas traduit directement ni immédiatement dans la diffusion de la langue et de la littérature hindi. Les anthologies des meilleurs textes issus de cette impulsion, comme la Gutka compilée par Raja Shiv Prasad Singh et publiée par la School Book Society de Calcutta, n’ont eu qu’une diffusion mineure.

 

Les années fondatrices : entre Bhartendu et Dvivedi

 

Il faut attendre le deuxième tiers du siècle pour parler de littérature hindi moderne. A cette époque, dite de Bhartendu dans l’histoire littéraire traditionnelle, l’opposition entre tenants d’un hindi ourdouisé, comme Raja Shiv Prasad Singh (1823-1895), et tenants d’un hindi purifié par la sanskritisation comme Lakshman Singh (1826-1896) a déjà cristallisé la séparation linguistique hindi-ourdou. C’est Harishchandra (1850-1885) surnommé Bhartendu, issu d’une riche famille wallabhite de Bénarès, qui crée véritablement une littérature moderne, libre, vivante en hindi. Lettré polyvalent, bon connaisseur du persan, du bengali et du sanscrit, fondateur de nombreux journaux (Hanrishchandra Chandrika, 1867, transformé en Harishchandra Magazine, Kavivachansudha (1867-83), il traduit et adapte de nombreuses pièces sanscrites (Mudrarakshasa, Karpura Manjari) et anglaises (Le Marchand de Venise, Bhartendusous le titre de Durlabh bandhu). Ses journaux constituent des forums littéraires et sociaux, et accueillent des talents très variés, dont Srinivas Das (1850-87), auteur de Pariksha guru, (L’expérience comme maître, 1882), considéré comme le premier roman hindi . Homme de théâtre avant tout, Bhartendu est surtout célèbre pour la pièce Andher Nagri (La ville du chaos, 1878), farce et satire de la domination britannique, et pour sa conception d’un théâtre total, où musique (Bharat Janani, Mère Inde, est un opéra), farce, pantomime, poésie braj et langue populaire concourent en un spectacle qui éveille les consciences. Bharat durdasha (La détresse de l’Inde, 1880) décrit la misère du pays en soulignant sa splendeur passée, dans un contexte où le nationalisme naissant s’allie à la critique de la colonisation, tant musulmane que britannique.

L’émergence, à la même époque, des mouvements réformistes comme le Brahmo Samaj, l’Arya Samaj, le Sanatan Dharm, suscite la création de nouveaux journaux et revues, comme Hindi Pradip, de Bal Krishna Bhatt, Hindustan, de Pratap Narayan Mishra. L’effervescence de la presse est un trait marquant de la génération suivante, dite de Dvivedi, fondateur de journaux durablement importants (Sarasvati, 1893, Nagari Parcarini Patrika, les plus connus, mais aussi Maryada, Indu, Pratap, Abhyuda).

Mahavir Prasad Dvidedi (1864-1938) est avant tout un critique et un découvreur de talents, notamment des premiers critiques littéraires avec Ram Chandra Shukla et Shyam Sundar Das, et de poètes majeurs comme Maithili Sharan Gupta (1886-1964 : Bharat bharati, La voix de l’Inde, 1912, Saket, 1931 ) et Shriddar Pathak (1859-1929). Son influence a sans doute été normative et directive : c’est à son instigation qu’Ayodhya Singh Upadhyaya, dit Hariaudh, « allège » sa langue poétique en renonçant aux vocables persianisés pour aboutir au célèbre poème Priya pravas (1914) qui célèbre Krishna dans un hindi sanscritisé. Dvivedi s’oppose ainsi à Bhartendu, peu préoccupé de norme, mais ils ont tous deux créé les conditions d’émergence de la littérature hindi en éveillant la conscience idéologique, littéraire et linguistique de l’intelligentsia.

En marge de ces deux individualités, chefs de file d’une époque plutôt que d’une école, le premier romancier populaire, Devakinandan Khatri, révolutionne la scène de la fiction avec la série de Chandrakanta (1881) et de ses volumineux descendants (Chandrakanta aur santati), dont la publication s’étale sur dix ans. Roman fleuve plein de suspens, de sentimentalisme et de péripéties plus ou moins échevelées, Chandrakanta invente le roman d’aventures historique en hindi moderne et touche un vaste lectorat. Si des générations ont appris le hindi en lisant Khatri, avant le cinéma, elles ont aussi appris grâce à lui le plaisir de lire des romans. Khatri, comme il signale lui-même, colmate la brèche entre un public qui n’a pas de lecture à sa portée et des créateurs trop difficiles d’accès. Renouant avec la tradition de raconteur d’histoires, il fait adopter le genre romanesque au lectorat hindiphone, et ce, dans une langue à la fois riche et vivante, volontiers ourdouisée.

 

L’ère des doctrines littéraires

 

A partir de la fin de l’ère de Dvivedi, la périodisation traditionnelle ne divise plus la littérature par époques (yug), elles-mêmes fonction d’un genre dominant, comme l’épopée, la dévotion, la rhétorique, ou d’une personnalité dominante, mais par écoles ou doctrines littéraires. C’est le temps des –« vad » ou –« ismes ». Cette périodisation n’est pas sans un certain artifice, tranchant en catégories nettes des tendances qui se chevauchent et se prolongent : un symboliste romantique des années trente comme Mahadevi Verma ou un « expérimentaliste » des années cinquante comme Agyeya, continuent à écrire jusqu’en 1987, un « progressiste » des années quarante comme Nagarjun, jusque dans les années quatre-vingt-dix. Un tel découpage n’en constitue pas moins la reconnaissance plus ou moins explicite que la chose littéraire est née, et, avec elle, son cortège de querelles littéraires.

 

Les « Ombristes »

La première école ainsi recensable (1920-35) est celle du chayavad, de chaya « reflet, image », mais aussi « ombre, chimère ». On peut grossièrement la caractériser par le rôle de la subjectivité individuelle, le lyrisme, le goût du symbolisme et de l’image liée aux émotions de la nature et de l’amour, la libération des formes métriques par rapport aux cadres traditionnels et, surtout, par l’articulation d’une thématique et d’une manière globalement romantique à un fond de monisme védantique, très marqué par Tagore et à des prises de position idéologiquement patriotiques et libérales. C’est le triomphe, en particulier, du drame et du poème historique où la glorification des valeurs hindoues sert à dénoncer la colonisation occidentale. NiralaPallav (1926), de Sumitra Nandan Pant (1900-77), se conclut sur le long poème « Parivartan » (changement). Les drames historiques de Suryakant Tripathi ‘Nirala’ (1896-1991) (Ajatashatru, Skandagupta, Chandragupta) magnifient l’Inde ancienne. L’ambitieux poème épique de Jayshankar Prasad (1889-1937), Kamayani (1935, la fille de Kama), après Ansu et Lahar (Larmes, Vagues), retrace l’histoire de l’humanité à travers Manu et ses consorts, sur une thématique inspirée de la littérature védique et upanishadique, mais pleine d’allusions sociales et politiques. A ces trois poètes qui ont transformé le champ poétique, s’ajoute une figure plus proche des mystiques Jayasi et Mira qu’influencée par la culture bengali, Mahadevi Verma (1917-87), plus portée à l’exploration intime de la douleur de la séparation qu’à traiter des problèmes historiques et sociaux.

 

Les « Progressistes »

Le courant dit « progressiste » a été formalisé lors de la conférence de All India Progressive Writers Association en 1936. Cette première réunion, présidée par Premchand, consacre la fonction sociale et révolutionnaire de la littérature, qui doit se mettre au service des masses dans un style inspiré du réalisme social européen et russe. Ce programme représente une réaction par rapport à l’intellectualité et au lyrisme du chayavad, réaction directement liée à l’actualité historique, mais non une rupture : Pant en particulier se fait l’écho des thèses progressistes dans Yugant (Fin du temps, 1936) et Chidambara (1969), et Prasad dès Kankal (le squelette, 1929). Le progressisme (pragativad) est loin d’être idéologiquement monolithique, gandhiens et marxistes s’opposant sur des points importants. Premchand (1881-1936), qui appartient au premier groupe, a d’abord écrit en ourdou sous le nom de Navab Rai (bazar-i-husn/ Sevasadan, La maison du service, 1918, contre les méfaits de la dot et l’exploitation des prostituées). Ses œuvres (de Premashram, l’ashram de l’amour, en 1922, à Rangbhumi, la scène, Karmabhumi, le champ du devoir, en 1932 et Godan, le don de la vache, en 1936) défendent les valeurs gandhiennes de la non violence et de la pureté du coeur et mettent le plus souvent en scène le monde rural et la petite paysannerie exploitée. La lucidité du réalisme dans les dernières œuvres comme Godan ou « Qafan « (Le Suaire) transcende de loin l’optimisme didactique du progressisme en tant qu’école. Jainendra Kumar (1905-88), jain, illustre également la lignée gandhienne par les valeurs de travail spirituel sur soi et d’abnégation centrales dans tous ses romans mais il se distingue de tous les auteurs de son temps par la valeur rédemptrice qu’il confère à la création artistique, la facture stylistique et narrative n’obéissant par ailleurs guère au dogme du réalisme social qui instrumentalise le texte au profit du message. La thématique de Tyag Patr (Un amour sans mesure, lit. la lettre de démission, 1937), jouant sur le double sens de tyag (qui est aussi le « renoncement »), tournant autour du sacrifice, de l’abandon et de la quête spirituelle, se retrouve de ses premiers roman Parakh (L’examen de conscience) et Sunita (1926) à son dernier, Dashark (lit. La dizaine, 1985).

A ces deux auteurs s’oppose radicalement Yashpal (1903-1976), dont l’engagement explicitement communiste se reflète dans son grand roman Jutha sach, La fausse vérité, saga du combat nationaliste et de la partition, comme dans Deshdrohi (Le rebelle) ou Dada Kamred (Camarade Dada), qui crYashpalée sur le même scénario narratif que Sunita une œuvre entièrement différente. Dans la même mouvance se situe Rangyeya Raghav (1923-63) et certains écrivains fréquemment rangés dans le fourre-tout de la littérature « régionaliste », comme Nagarjun, originaire du Bihar, de son vrai non Vaidyanath Mishra (1910-97), dit aussi Yatri (« le voyageur ») lorsqu’il signe sa poésie maithili. Nagarjun est un romancier doublement atypique dans la tradition hindi : son engagement marxiste (et ses sympathies pour les naxalites) est resté constant de ses premières œuvres, comme Balchanama (1953) qui critiquent l’oppression dans le monde rural à celles de sa maturité comme Nae Paudh (Nouvelle génération) ou Baba Batesarnath (Le seigneur des banyans, 1961) et de sa vieillesse, davantage centrées sur l’exploitation des marginaux dans le milieu urbain, prostituées et démunis (Ugratara, Kumbhipak, L’enfer). Mais c’est surtout son style, intégrant dans la narration même divers effets d’oralisation ainsi qu’un vocabulaire non standard, mêlant ironie, souffle épique et familiarité qui en fait, avec Jainendra Kumar, un des romanciers majeurs de la période.

 

Le ‘nouveau’ roman : expérimentalisme et vision critique

Dans les années cinquante, le progressisme est relayé par la tendance dite « expérimentaliste » (prayogvad) et la doctrine littéraire du « nouveau roman » hindi, apparu d’abord dans la nouvelle, d’où son étiquette de nai kahani. Théoriquement liée à la volonté de désinstrumentaliser le texte littéraire pour reconnaître au travail de l’écriture sa spécificité, cette tendance traduit littérairement les nouvelles conditions socio-économiques et psychologiques créées par l’Indépendance. Si la ferveur qui a porté le mouvement « progressiste » dans les années trente et quarante s’ancrait dans l’euphorie d’un grand espoir politique et social, prenant parfois les allures de la foi intransigeante, la génération suivante commence à mesurer, sur le mode de la révolte puis de la désillusion, le décalage entre les idéaux rêvés et la réalité de l’indépendance. L’objectif atteint laisse l’individu désemparé en l’absence de la cohésion identitaire qu’offrait à chacun la lutte pour l’Indépendance, ou les cadres traditionnels de la famille : à une période où la question identitaire se posait de façon collective succède donc un période, à peu près contemporaine de la disparition de Nehru, où elle se pose individuellement, et problématiquement. Du coup, c’est aussi la notion de sujet et les valeurs de la subjectivité individuelle que voient émerger les années cinquante, puis triompher les années soixante.

Dans un premier temps, la découverte conjuguée du freudisme et de l’existentialisme français (Camus, Sartre sont traduits en anglais et lus par l’intelligentsia indienne) détermine les positions des fondateurs de l’ « expérimentalisme » sous la bannière d’Agyeya (dans l’état civil Sachidanan Hiranand Vatsyayan, 1911-87). Il lance dès 1943 le premier Tar saptak (septuor), suivi du deuxième en 1951, du troisième en 1959 et du quatrième en 1979. Cette nouvelle pléiade indienne se veut révolutionnaire dans la forme et la thématique poétique (nai kavita « la nouvelle poésie ») et s’intéresse aux aspirations individuelles frustrées par la société et à l’exploration psychologique.

AgyeyaAgyeya (ou Ajneya), fondateur de grands journaux comme le Nav Bharat Times, Vak, Dinman, est aussi le principal interprète de la nouvelle école, avec Nadi ke dvip (Les îles du fleuve, 1951), roman de l’union libre et des débats intellectuels d’une jeunesse tourmentée et passionnée, Apne apne ajnabi (Chacun son étranger, 1951), dialogue avec l’existentialisme et l’absurde, et Shekhar, ek jivani (Shekhar, une vie, 1941-44), roman à la première personne décrivant l’envers de la vie d’un terroriste et la confession pudique d’un jeune homme frustré. D’inspiration comparable, on peut citer Ilachandra Joshi, qui dès Lajja (La honte, 1926) explore les frustrations et la détresse de la femme dans la société indienne, et met au premier plan les frustrations sexuelles des protagonistes dans son roman le plus célèbre Sanyasi (Le renonçant).

L’énorme succès de Maila anchal (Douteuses bordures) de Phanisvarnath Renu (1921-77), en 1954, saga d’un village travaillé par les tensions entre communautés et néanmoins solidaire dans la complexité de son tissu social traditionnel, reste isolé, en marge des écoles.

 

La « nouvelle » poésie

Surtout poète, Agyeya a exercé une influence considérable sur son temps. Au nombre grands poètes créatifs entre les années cinquante et aujourd’hui, dont plusieurs ont été révélés par le Tar Saptak, citons Harivansh Rai ‘Baccan ‘ (1907-2003), auteur du très célèbre Madhushala (1935, vingt fois réédité en quarante ans, réécriture des rubayat d’Omar Khayam). Quant à Dharam Vir Bharati, en quête d’une spiritualité qui transcende le monde matérialiste mais s’ancre dans la substance des sensations fugitives évocatrices de la dimension mystique (Kanupriya, poème à la gloire de Krishna), sa pièce Andha Yug (Age sombre, 1955), réflexion sur la nature humaine, la politique et la transcendance, à partir d’un épisode du Mahabharata, est un jalon capital dans l’histoire du théâtre hindi entre Bharatendu et Habib Tanvir, Satvan ghore ki suraj (le soleil du septième cheval) le premier roman véritablement expérimental. Gajanand Madjav Muktibodh (1917-64), d’abord chayavadi, ensuite marxiste, relativement méconnu de son vivant, est aujourd’hui considéré comme le plus original et visionnaire de sa génération (Chand ka munh terha hai, La lune a le visage de travers, 1964, Andhere men, Dans les ténèbres, posthume). Shamsher Bahadur Singh (1911-93), fut considéré successivement comme marxiste et progressiste, surréaliste, romantique, hermétique, mystique, Raghuvir Sahay (1929-91), comme l’inventeur d’un langage poétique caustique critique de la société matérialiste. Kunvar Narayan (né en 1927 : Chakrabyuh, 1959, Atmajayi, poème épique en 1965, Koi dusra nahin, there is nobody else, 1993, In dinon, Ces temps-ci, 2002), et Kedarnath Singh (Uttar Kabir 1996, Bagh 1998), autres poètes travaillant la vision de l’autre côté des choses, sont toujours actifs.

Pour une bonne partie des romanciers des années soixante et soixante-dix, la thématique dominante est encore la double frustration sexuelle ou sentimentale et socio-économique : la difficulté à assouvir les aspirations individuelles, sociales et politiques, que l’accès à l’indépendance avait suscitées et que ne peut satisfaire le développement social et économique de l’époque reste le problème le plus récurrent des romans de Yadav par exemple (Sara akash, Le ciel tout entier) ou de Mohan Rakesh (Andhere band kamre, Chambres closes et obscures, 1961, Antaral, Entracte, Na anevala kal, Le lendemain qui n’adviendra pas). Askh (1910-87), dramaturge et romancier de la classe moyenne, avec le cycle de Chetan, nom du héros d’une sorte de Comédie humaine, de Girti hui divaren (Murs qui s’effondrent, en 1947) à Bandho na nav is thav (N’attache pas la barque à ce pôle, en 1979), Bhagvati Sharan Verma (1903-81 : Terhe-merhe raste, Chemins qui se brouillent, Rekha), Kamleshvar (Samudra men khoya hua admi, Perdu en mer), Krishna Baldev Vaid (Uska bachpan, Son enfance, 1952, Mera dushman, Mon ennemi mortel) Amarkant, Maheep Singh, pour ne citer que quelques noms. Le rassemblement de ces artistes sous la bannière du nouveau roman (nai kahani), qui n’a formellement d’ailleurs pas grand-chose de novateur, ou de la sachetan kahani (nouvelle de la prise de conscience) ou de la samantar kahani, toutes tendances dont Kamleshvar est le meilleur défenseur, ne rend pas justice à la spécificité des talents individuels impliqués.

S’il faut faire une place particulière à Mohan Rakesh (1925-72), l’un des plus influencés par l’existMohan Rakeshentialisme et l’absurde, notamment dans sa thématique omniprésente de l’incommunicabilité, c’est pour la forme théâtrale qu’il a su donner aux contenus du drame quotidien de la petite et moyenne bourgeoisie privée de repères. Sa pièce la plus célèbre, Adhe adhure (lit. A moitié inachevés, 1959), drame de l’incomplétude et du manque à être, inaugure le théâtre vivant, dans un langage dramatique simple à un moment où l’Indian People Theater Association (IPTA) encourage un théâtre engagé trop souvent didactique. Asharh ka din (Jour de mousson, 1958), beaucoup plus poétique et sanscritisé dans le vocabulaire, est une réinterprétation de la vie de Kalidas vue comme une dialectique tragique entre les tentations du pouvoir et la quête de l’inspiration.

 

Au-delà des programmes doctrinaires

 

C’est pourtant comme renouvellement de l’inspiration originelle de l’IPTA que se situe la plus vigoureuse production théâtrale des années soixante-dix, quatre-vingts et quatre-vingt-dix avec le théâtre de rue (nukkar natak) et le théâtre populaire. Si les artefacts diffèrent, dans les tentatives de réappropriation des techniques traditionnelles (musique, danse, tradition du natya shastra et traditions populaires, parfois tribales), la visée est celle du théâtre engagé, dynamisée par la dimenAgra Bazarsion parodique et satirique, la réflexion sur Brecht, Tendulkar, Sarkar et Karnad en Inde, et l’intéraction avec les acteurs de divers milieux populaires. Habib Tanvir est la figure la plus marquante de cette tendance (dès Agra Bazar, 1954, avec les résidents du village périurbain d’Okla, puis dans Mere bad, sur Ghalib, et avec les Chattisgarhis dans Charan Das Chor, Le voleur Charan Das, 1975, Hirma ki amar kahani, L’histoire immortelle de Hirma, Dekh rahe hain, nain, 1990, Des yeux pour voir, 1996), ainsi que son disciple Sardar Hashmi, victime d’un assassinat politique en 1989. Des auteurs comme Sarveshvar Dayal Saxena (1927-83) dont la célèbre pièce Bakri, La chèvre, est une satire féroce de la manipulation des idées et de la phraséologie gandhiennes par les aparatchiks du Congrès, Sarad Joshi, Jitendra Mittal, Mani Madhukar, Vishnu Prabhakar, dénoncent l’hypocrisie du pouvoir et ses inéquités.

Cet aspect satirique et parodique n’est du reste pas propre à la création théâtrale. Il constitue un des axes originaux de la littérature du désenchantement national qu’est devenu le champ littéraire des années soixante-dix et quatre-vingts. De Shri Lal Shukla (né en 1925), l’œuvre la plus célèbre est Rag Darbari, Le raga de la cour (1974), qui renouvelle la tradition satirique (Harishankar Parsai) en donnant à la parodie la virulence ludique, nourrie d’une riche intertextualité littéraire, d’une farce politique sur l’administration des panchayat ruraux.

L’humour, plus profondément ancré sur une inquiétude existentielle ou métaphysique, est la veine dominante du talent de Krishna Baldev Vaid (né en 1929), écrivain très prolifique et auteur du roman le plus original et courageux sur la Partition : à la différence du plus célèbre Tamas, Les ténèbres de l’aveuglement, de Bhishm Sahani (1927-2003), qui présente le déchaînement des violeK. Baldev Vaidnces inter-communautaires comme déclenché par des agitateurs extérieurs au pacifique village, Vaid, dans Guzra hua zamana, Temps passé (1981), ne donne pas une représentation idyllique, mais ambiguë et subtilement hiérarchisée, de la prépartition dans le Punjab rural. Le comique, de la farce à l’humour et à la parodie ambivalente, notamment de l’héritage classique et de la mystique dévotionnelle, et la rigueur de la recherche formelle parcourent toute son œuvre, romanesque (Dusra na koi, il n’en est point d’autre, titre tiré d’un vers de Mira Bai, 1978, Dard ladava, Douleur sans remède, Kala kolaj, Collage en noir, Mayalok, Le monde de Maya, 1999), critique (Javab nahin, Pas de réponse, 2000), théâtrale (Hamari burhiya, Notre vieille, allégorie de l’Inde, Bhuk ag hai, Le feu de la faim). L’autre romancier dont le talent fait une part égale à l’humour et à la recherche métaphysique est Manohar Shyam Joshi, surtout connu pour son feuilleton télévisé Buniyad, Fondements, mais remarquable par ses romans sur le petit monde du Kumaon (Kasap, 1982 Kyap, 2000, Harya Harkyuliz ki hairani, L’étonnement d’Harya Hercule). Naukar ki kamiz, La chemise du domestique (1994) et Divar men ek khirki rahti hai, Il y a toujours une fenêtre dans le mur (1997) de Vinod Kumar Shukla, sont aussi des romans dont l’humour, plus discret, débouche sur une vision surréaliste de la vie quotidienne des classes moyennes.

Nirmal Verma (né en 1929), lauréat du prestigieux Gyanpith Award, est de loin l’écrivain hindi le plus acclamé de l’Inde indépendante. Ses romans (Ve din, Ces jours-là, Lal tin ki chat, Le toit de tôle rouge, 1974, Ek chithra sukh, Un bonheur en lambeaux, 1979, Antim Aranya, La dernière forêt, 1999) saisissent l’indicible des émotions à travers des narrations musicalisées, presque dépourvues de péripéties, et des personnages qui par leur âge ou leur statut (adolescents, moribonds, émigrés) sont amenés à transcender les repères des catégories sociales convenues et à explorer la solitude et l’en-soi des choses et des êtres. La prose poétique qu’élabore l’auteur, ainsi que la qualité de ses essais sur l’art et la littérature, réflexion sur les rapports entre mythe et histoire, forme et recherche spirituelle (Temps et création, Les mots et la mémoire, L’Inde et l’EuropeU. Vajpeyi), en ont fait le maître à penser de sa génération.

Udayan Vajpeyee (né en 1960), poète, nouvelliste, essayiste et romancier, s’inscrit dans la lignée frayée par Kunvar Narayan, celle de Bonnefois, Jacottet ou Jamme, avec Adrishya Jivan, La vie invisible, Abhed Akash, Le ciel indivis, conversation avec Mani Kaul, Dur desh ki gandh, Parfum d’un pays lointain, 2003. Son frère aîné, Ashok Vajpeyi, l’un des fondateurs du Bharat Bhavan à Bhopal, est également un poète (Ghas men dubka akash, Le ciel dans l’herbe, Samay ke pas samay, Le temps à côté du temps, 2000) et un critique important (Philhal, « A l’instant », Samay se bahar, Au défaut du temps).

 

Mouvements émergents

 La littérature dite régionaliste a constitué un renouveau important des années cinquante à soixante-dix, avec Nagarjun, Phanishvarnath Renu, Bhairav Prasad Gupta (Ganga maiya, Gange ô ma mère, 1953), Amritlal Nagar (Bund aur samudra, De la goutte à l’océan, 1956, Amrit aur vish, Nectar et venin, 1966), puis Rahi Masum Raza (Adha ganv « le village coupé en deux », 1966) et Abdul Bismillah (Jhini-jhini chadriyan, Draps élimés, titre emprunté à un vers de Kabir, 1986). Les forces dites montantes dans le champ littéraire contemporain viennent de deux sources, dont aucune n’est entièrement neuve mais dont la médiatisation, elle, l’est. La première est la littérature dite dalit, d’expression encore essentiellement autobiographique en hindi (Valmiki, Mohan Das Naimsaranya), dont la littérature médiévale avec Kabir, de basse caste, peut être vue comme un précurseur. La seconde est la littérature féminine, qui s’illustre aujourd’hui dans le succès foudroyant de Kalikatha vaya baipass (Kalikatha), d’Alka Saraogi (1998), vaste anamnèse historique, politique et familiale de la ville de Calcutta à travers un héros qui perd la tête et retrouve son histoire, contournée pour les besoins de la réussite, au cours d’un pontage cardiaque (d’où le titre, « via bypass »). Son second roman, Shesh Kadambari est, comme le premier, polyphonique et de structure non linéaire. Mannu Bhandari (Mahabhoj, Le grand festin, 1979), Shivani (Aparadhini, La coupable), et plus récemment Mrinal Pande (Ek stri ka vidagit, Chant d’adieu d’une femme), Teji Grover, Jyotsna Melan, Anamika, Maitreya Pushpa, Gitanjali Shree (Mai, Servante, Hamare shahar men kuch baras, Quelques années de notre ville), Gangan Gill, poétesse (Andhere men Buddha, Bouddha dans la nuit, Yah akanksha samay nahin, Le temps n’est pas de l’espérance, 1998) sont aussi des écrivains importants, ainsi que Mridula Garg, de la génération précédente, dont le récent roman Kathgulab (2000) est une extraordinaire partition à cinq voix, dont une entièrement en avadhi, et une entièrement masculine, nouant cinq histoires de femmes maltraitées autour d’une association féministe. La littérature féminine, si elle est désormais un courant majeur, ne constitue pas une émergence récente, puisque Mahadevi Verma s’était imposée dès les années trente et Krishna Sobati (née en 1925) est une des figures majeures de cette littérature féminine : la brutalité, jusqu’à la crudité, de la narration dans Mitro Marjani (1966) correspond au défi personnel d’une belle-fille rebelle, mêlant argot, punjabismes, style oralisé. E larki, O fille (1991), entièrement dialogué, est plus lyrique, mais toujours empreint de la même veine iconoclaste et du refus des conventions académiques, comme les textes non romancés que sont Zindaginama, autobiographie (1979), Dilodanish, Cœur et savoir (1993) et Samay sargam, Au fil du temps (2000), notes sur le quotidien et l’âge.

 Les revues littéraires les plus importantes sont Hans, Bahuvachan, Hindi, Purvagrah, Alochna, Tadbhav (Lucknow), Samas, Kasauti, Tanav (Piparia)

Hors de l’Inde, la littérature hindi la plus abondante et vigoureuse est celle de l’Ile Maurice, avec sa revue en hindi, Vasant, et un auteur prolifique qui a conquis un statut d’écrivain national, Abhimanyu Unnut, par ses romans (Laheron ki beti, La fille des vagues, Ek bigha pyar, L’amour de la terre, Lal pasina, sueurs de sang, saga historique des premiers émigrants Indiens engagés dans les plantations) et son théâtre (Ise roko Kanha, Arrête la guerre, Krishna). L’œuvre la plus originale, la plus « postmoderne » en tout cas, est cependant fidjienne, écrite dans le parler local (variante régionale du bhojpuri et de l’avadhi), Dauka puran, de Subramani (2001).

 

 Ouvrages traduits en français :

Bhandari Mannu, 1987, Le festin des vautours (tr. N. Balbir), Paris, L’Harmattan

Gupta Bhairava Prasad, 1967, Gange, o ma mère (tr. N. Balbir), Paris, Gallimard

Kumar Jainendra, 2004, Un amour sans mesure (tr. A.Montaut), Paris, Gallimard

Premchand, Le Suaire, récits d’une autre Inde (tr. C. Thomas), Paris, POF

Saraogi Alka, 2002, Kalikatha, (tr. A.Montaut), Paris, Gallimard

Shukla, Vinod Kumar, 2002, La Chemise du domestique, (tr. N. Balbir), L’Eclose Editions

Vaid Krishna Baldev Vaid, 2002, La Splendeur de Maya, Paris, Caractères

Vaid Krishna Baldev Vaid, Histoire de renaissances (tr. A.Montaut), Paris, L’Asiathèque

Vaid Krishna Baldev Vaid, Lila (tr. A. Castaing et A. Montaut), Paris, Caractères, 2004

Vajpeyee Udayanan, 2000, Vie invisible (tr. F.A. Jammes), Cheyne

Verma Nirmal, 2000, Un Bonheur en lambeaux (tr. A.Montaut), Actes Sud

Verma Nirmal, 2004, Le Toit de tôle rouge (tr. F. Auffret et A Montaut), Actes Sud

Unnut, Abhimanyu, 2001, Sueurs de sang (tr. I. ???), Paris, Stock

 

* paru dans la réédition de l’histoire de l’Inde contemporaine (Jaffrelot ed.), Fayard